Il y a vingt ans, nous avions tourné autour d’un stade, un matin à la fraîche, une première interview, une autre vie. À l’époque, Guy Rossi n’en avait pas fini d’une aventure exceptionnelle, 34 saisons et notamment 11 participations au Déca-Iron (38 kilomètres de natation, 1800 à vélo et 422 en course à pied), des chiffres qui donnent le tournis. Il a même calculé le nombre de bornes effectuées pendant sa carrière ; 1501 de natation, 711 000 à vélo, 16 669 en course à pied, sans compter les entraînements, la partie invisible de l’Iron, vertigineux. Jusqu’en 2018, sa vie, c’était la compétition. Il raconte tout ça dans un livre qui donne les clés de sa réussite et explique sa longévité à un tel niveau. Vingt ans après notre première rencontre, Guy Rossi pourrait encore courir pendant des heures, moi non. J’avais envie de le revoir, de savoir pourquoi il avait publié un livre, alors nous avons pris rendez-vous, au même endroit, chez lui, pas loin du stade. Il m’accueille en survêt blanc Adidas, claquettes aux pieds, la tenue d’une vie.
Une famille en or
Lorsque je lui rappelle son palmarès, il dit immédiatement que « c’est le fruit d’un travail, c’est tout ». La notion de dépassement de soi, la souffrance pour y arriver, pour lui c’est surtout un rapport à sa forme du moment, à ses capacités. « La souffrance, c’est autre chose. On souffre dans un hôpital, parce qu’on lutte contre une maladie, mais le sport, ce n’est pas la souffrance. C’est une question de dosage, de discipline et d’entraînement ». Ce travail a fait de lui une légende. Le champion n’est pas vraiment d’accord avec ce titre, il n’a jamais cherché les honneurs. Pourtant c’est la réalité ; ce sont les triathlètes et la presse qui le qualifient « à juste titre » de légende. On peut se demander quels sont les ingrédients de sa réussite : « Je n’ai pas l’impression d’avoir une force mentale supérieure, j’arrive à me maîtriser beaucoup », explique cet homme qui dégage une grande sérénité et qui cite Lao-tseu : « Connaître les autres, c’est sagesse. Se connaître soi-même, c’est sagesse supérieure. Imposer sa volonté aux autres, c’est force. Se l’imposer à soi-même, c’est force supérieure ». Et sa force c’est sa volonté, il l’a toujours eue, mais, règle d’or, sans jamais délaisser son point d’ancrage, sa famille. En lisant les lignes de son livre qui racontent la dernière course, le 1er juillet 2018 à Colmar, les larmes montent ; il y a quelque chose de si puissant dans l’aventure sportive de haut niveau quand elle s’arrête, surtout si l’on sent que la famille a été très présente, qu’elle a été un soutien sans faille. Sa femme et ses enfants ont été là, jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime ligne d’arrivée, il avait 70 ans. C’est le sens de toute la vie de Guy Rossi. Sa famille, c’est sa plus grande fierté. Pour comprendre, il faut revenir au commencement, à l’enfance.
Le goût du sport
Marseille, les années 50, il a deux ans lorsque son père quitte le foyer, il le voit de temps en temps le week-end, il l’aura très peu connu. Peut-on se passer d’un père ?
« C’est la première fois qu’on me pose la question, mais je peux vous dire spontanément que oui c’est possible, ma mère a été si présente, si forte ». Il a six ans lorsqu’Irène est victime d’un accident qui l’éloigne de ses enfants. Avec sa sœur, ils vivent plusieurs mois dans des maisons d’accueil avant de la retrouver. Le goût pour le sport, l’envie d’être performant vient d’elle. Pour quelles raisons ? Guy répond d’un ton tranchant : « Parce qu’elle avait la gnaque. Elle nous a montré qu’avec de la volonté, on arrivait à tout. Elle nous a fait connaître le sport, elle a tout fait pour nous sortir du quartier populaire de la Plaine. On était obligés de traverser la ville pour aller jouer au volley. Alors elle a trouvé un appart juste en face du terrain et je passais mes journées sur la plage des Catalans ». Il garde des souvenirs heureux de la Cité phocéenne, de la crème de marrons du dimanche (pas toutes les semaines, c’était cher), une vie où le sport est toujours présent, où le volley est sa passion. Pour effectuer son service, il rejoint le bataillon de Joinville. Les gars de l’équipe de France militaire jouent au tarot après l’entraînement, pour Guy, c’est inconcevable, il court des heures chaque jour dans la forêt de Fontainebleau. Il aurait pu être volleyeur, mais pour aller plus haut, il n’était pas assez grand. Sans regret : « Quand je vois les gars de mon âge qui ont les articulations HS, je me dis que j’ai été sauvé ».
Sa famille, c’est sa plus grande fierté
Guy est devenu prof de sport, ce qui lui permettra de rencontrer l’Alsace et Colmar, où il a aussi travaillé à la Direction des sports. Il a fait du ski, du tennis, avant de découvrir les compétitions de triathlon et d’ultratriathlon, des disciplines confidentielles dans les années 80. Une passion dévorante qui ne l’a pas quitté pendant plus de trois décennies.
Le sport pour le lien
Pour lui, le sport est un formidable moyen de communication. Malgré son palmarès, il raconte que ce qui l’intéresse réellement, c’est le lien avec l’autre, communiquer avec l’autre. Faire du sport avec les autres l’a toujours guidé : « Il m’est arrivé d’arrêter une compétition, alors que j’étais très bien placé, parce que j’étais entouré de gens qui faisaient la gueule, je n’avais aucune raison de rester », affirme-t-il dans un sourire. Et justement, son sourire est son premier moyen de communiquer. Il ne l’a jamais perdu : « D’après ma femme, je suis toujours positif, quels que soient les évènements ». Lorsqu’il évoque la communication, il s’agit surtout de partage de connaissances et d’expériences. Pour l’alimentation, par exemple. Pendant des années, il n’a fait aucun écart par rapport à la ligne qu’il s’était fixée (pas de sel, pas de viande rouge, pas de fromage ou presque…
De la crème de marrons, toujours l’un de ses carburants).
Il n’a jamais caché ses méthodes d’entraînement pour son exceptionnelle longévité. À part ceux provoqués par des accidents, il n’a connu aucun problème articulaire ou musculaire, pas de blessure (si, une tendinite… en 1987). Autre sujet de partage, il est adepte du « long et lent », le plaisir dans l’effort doux, ce qui explique pourquoi, après des centaines de longueurs de bassin, il devient un poisson. Son secret est là, il va tellement au bout du truc, qu’il devient le truc. Lorsqu’il pédale, il devient le vélo, lorsqu’il court, il est ses jambes. Toute sa vie, Guy Rossi a transmis quelque chose de bienveillant : « Il y a toujours quelque chose à faire pour les gens », dit-il. Cela lui ressemble bien, il a aidé beaucoup de monde, des jeunes surtout, à aimer le sport. Il a suscité des vocations. Si le Colmarien de 76 ans a accepté de participer à l’écriture de cet ouvrage biographique, ce n’est pas pour confirmer qu’il est une légende, ça il s’en fout, mais pour transmettre une fois encore ce qu’il a appris, et c’est une sorte de trésor qui fait rayonner l’Alsace. Après avoir lu le livre, ses enfants ont dit simplement, « C’est un papa ».
Alors, j’ai une dernière question : qu’avez-vous envie de dire au petit blond du quartier de la Plaine à Marseille ? Guy me regarde, droit dans les yeux, et me répond : « J’ai envie de lui dire qu’il a beaucoup de chance », et de cette phrase naît l’émotion. « Ce petit blond (on m’appelait ainsi oui), a été chanceux d’avoir une maman comme j’ai eu, chanceux d’avoir une grande sœur comme j’ai, chanceux d’avoir une épouse comme j’ai depuis 52 ans, chanceux d’avoir trois enfants comme nous avons, chanceux d’avoir cinq petits-enfants remplis d’amour pour nous. Déjà à 14 ans je rêvais d’être prof d’EPS, chanceux d’avoir pu réaliser ce rêve. Le reste, c’est la cerise sur le gâteau ».
C’est beau de terminer cette rencontre avec des larmes, presque retenues. Lorsque l’on passe un moment avec Guy Rossi, on se dit que la chance est un mode de vie, pour peu que l’on ne manque pas de respect et de reconnaissance pour ceux qui nous ont accompagnés, car cet homme qui est si souvent arrivé premier n’est pas du genre à partir seul devant. Finalement, on les fait ces tours de terrain ?