Il est là. Il grouille. Dans ma tête, dans mon ventre, dans mes doigts engourdis. Quand je suis seule, il revient de plus belle. Il évolue, mais il ne me lâche jamais. Pas d’une semelle. Il me manipule. Ce souvenir-là, celui qui se glisse dans mon esprit. Il chuchote à mon oreille. Il accélère mon rythme cardiaque, et souvent la nuit il me réveille.
C’était pourtant une belle journée. J’étais en retard, comme toujours. Nos discussions habituelles se mêlaient parfaitement à cette douce odeur de vin chaud. On en avait, des choses à se dire. Et aux rires de mes amies, aux chants de Noël et au va-et-vient incessant des touristes s’ajoutait cette petite voix qui me disait « tout va bien, tu es chez toi ».
Cette petite voix, je l’avais entendue pour la première fois en 2014. Je me perdais dans les rues de la capitale alsacienne, sans savoir si j’allais pouvoir en sortir. Sans savoir que je ne voudrai plus jamais en sortir. Depuis, Strasbourg est ma maison.
Elle m’abrite, me protège. Je lui ai confié mes doutes, mes peurs, ma sécurité. Elle m’a ouvert ses bras, m’a permis de me construire, de m’épanouir, de me sentir libre. Je la redécouvre chaque jour, et pourtant je la connais par cœur.
C’était une belle soirée. Alors avant que les cloches de la Cathédrale ne sonnent la fermeture du marché, pourquoi pas un dernier détour par la rue des Orfèvres, pour la clôturer en beauté ?
Pourquoi pas.
Il y a ce silence. Ces cris que l’on refuse d’entendre. Ce brouhaha. Cette course effrénée pour fuir. Mais fuir où ? Il y a l’horreur qui se dessine sur les visages. L’incompréhension. Et puis il y a les questions. « Est-ce que j’ai le droit de pleurer, maintenant ? », « Est-ce que vous aussi, vous tremblez encore ? » Des questions posées par des grands enfants qui n’ont pas eu d’autre choix que de grandir, peu avant 20h, ce mardi 11 décembre 2018.
Ce soir-là, j’ai regardé ma maison une dernière fois en la quittant. Une partie de son toit venait de s’effondrer.
Ce soir-là, l’innocence de milliers de strasbourgeois a été poignardée dans l’une des plus belles rues du monde.
Ce soir-là, mon cœur a été transpercé par une balle invisible. Celle qui laisse une cicatrice bien réelle, mais imperceptible.
Il y a ces nuits difficiles. Ces réveils à se demander si on se pardonnera un jour d’être encore en vie, et d’oser lui sourire. Il y a cette sensation d’être terriblement incomprise, et cette impression d’être loin de la réalité. Ces mêmes images, ces mêmes sons, qui reviennent sans cesse me hanter.
Et puis il y a la peur, qu’on essaye tant bien que mal de refouler. Celle qui pourrait diriger une société. Celle qui essaye de me contrôler. Celle qui veut m’empêcher de sortir.
Cette peur, j’ai décidé de ne pas lui laisser de place dans ma vie. Ce souvenir-là, ce sera ma force. Il y a des tas de choses pour lesquelles j’ai envie de lutter : sauver la planète, combattre les discriminations, achever le patriarcat, et tout ce qui pourra faire de moi une héroïne du quotidien à ma petite échelle. Je n’ai pas le temps d’avoir peur.
Et la petite voix est revenue.
Strasbourg est ma maison. C’est la beauté de l’Alsace dans la grandeur de l’Europe. C’est l’esprit chauvin et cosmopolite à la fois. C’est entendre six langues différentes autour d’une même bouteille de Gewurtzraminer. C’est huer le FC Metz à la Meinau et partager une tarte flambée avec des Lorrains une heure après. C’est l’entraide. C’est apprendre à se (re)construire ensemble, encore une fois. C’est l’ouverture sur le Monde, sur l’Autre, la tolérance, l’égalité…
Et ce matin au réveil, Strasbourg est plus belle que jamais.
La nuit tombée, je trempe mes lèvres dans un verre de vin chaud, me rappelant le goût amer du dernier que j’aurais dégusté avec autant d’insouciance. Cette fois-ci, je le terminerai.
Dans mon futur il y aura des fêtes, des fous rires, beaucoup de fous rires, des luttes, des articles engagés, beaucoup de musique, du rock surtout, des manifestations, des crises, des œuvres d’art, des voyages, des débats interminables, des restaurants, des concerts, certainement des larmes, des soirées télé, ma famille et toujours ces mêmes ami(e)s.
Il y aura de la joie, de la surprise, parfois de la colère.
Mais jamais de la haine.