Il se dit fugueur depuis l’enfance, « c’est l’orgueil d’être tsigane, de voyager et de rencontrer des gens (1) », faisant allusion aux origines de son grand-père. Né en 1935, René Ehni grandit à Eschentzwiller, près de Mulhouse, avant de monter à Paris à 20 ans pour percer en tant qu’écrivain… Ou acteur—il fait l’école de théâtre de la Rue Blanche, tel un « Francis Huster, mais en plus beau (2) »—ce qui lui rapporte ses premiers cachets avant d’être appelé en Algérie. La guerre le marque, mais après quelques détours en Italie, il livre La gloire du vaurien, en 1964. Hissé au rang d’écrivain prometteur, un rien provocateur, il fait la une de France soir ou Elle.
S’en suivent des pièces de théâtre à succès, Que ferez-vous en novembre (1968), L’ami Rose (1970) et Super positions (1970). Alors qu’il tutoie les sommets, et aussi Cocteau ou Béjart, d’autres luttes le rappellent en Alsace, pour les langues régionales ou contre le nucléaire. Lorsqu’il vend sa maison familiale, en 1986, il dira de sa voix rauque entretenue par les Gitanes, « moi je resterai toujours ici, mais j’adore partir, je ressemble à la cigogne… Le temps que Dieu nous donne pour vivre, on va et vient (3) ».
Une famille et un village en Crète
Fervent pratiquant, il devient orthodoxe, tout comme son ami Louis Schittly, qui gérera ses archives et l’hébergera à ses retours de Crète. À Plaka, au nord-est de l’île, rebaptisé Nicolas, il se marie avec Myriam-Marie, et élève ses enfants Iannis et Catherine. Une famille et un village qui font sa joie. « Ici, les gens disent des choses très profondes, ils cultivent la tradition du tragique, des philosophes, par la langue qui raconte encore des choses. En France, la langue est disqualifiée, par ce qu’on entend à la télé (1) », lâche-t-il comme une sentence contre la société de consommation.
Il se rend à la liturgie tous les matins, « quand je sors de l’église, l’écriture vient mieux, elle est pleine de cet esprit, elle a du rythme, du ton, de la voix, du souffle. Les gens peuvent dire qu’est-ce qu’il raconte, c’est accessoire ! (1) » Côme, confession générale (1981), Vert de gris (1994) ou Apnée, autobiographie (2008) font partie des 10% seulement des écrits qu’il estime avoir publiés…
(1) dans Ehni, de Jean-Luc Bouvret, 2005
(2) dans Zuckersiess, FR3, avec Simone Morgenthaler, 1995
(3) reportage d’Ambroise Perrin, 22/11/1986, FR3
Simone Morgenthaler :
« Comme une apparition entre Victor Hugo et le Sauveur »
« René était à la fois très poétique et très virulent, capable de charmer Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, dans le Saint-Germain-des-Prés des années 60. Je l’ai connu quand il est arrivé à la radio régionale dans les années 80, c’était un vent de liberté et de folie salutaire ! Il était très libre dans sa façon d’être, mais devenir orthodoxe a changé sa façon de vivre. Quand on roulait en auto, il se signait dix fois devant chaque crucifix croisé ! En 2003, je me suis rendue en Crète lors de la Pâque orthodoxe. C’était magnifique de le voir se promener avec sa barbe blanche et sa toge bleue, il avait une allure du haut de son balcon, comme une apparition entre Victor Hugo et le Sauveur ! Il avait une éloquence, et un humour, il faisait mourir de rire les gens, surtout quand il avait bu un verre. On ne lui a pas toujours rendu grâce en Alsace parce qu’il se permettait de secouer les esprits… Ils sont passés chez Pivot avec son meilleur ami Louis Schittly pour La raison lunatique, de vrais empêcheurs de tourner en rond ! Je suis encore très proche de Louis, qui allait en voiture jusqu’en Crète, et à l’enterrement, j’ai été très touchée, dans ce cimetière à Eschentzwiller, où ses deux enfants ont chanté des chants orthodoxes. »