Le 14 août 1973, je rentre à Strasbourg en auto-stop, après un dernier week-end au Festival d’Avignon –j’y étais depuis la mi-juillet–, et je passe place Kléber. Un drôle de bruit devant la Maison Rouge, des types sont en train de démolir à coups de marteau les sculptures néobaroques de la façade de ce majestueux hôtel en pierre de taille et en ferronnerie d’art du XIXe siècle.
Je file à la rédaction des Dernières Nouvelles, j’y ai mes entrées puisque je suis étudiant au CUEJ, l’école de journalisme ; je fais des remplacements comme secrétaire de rédaction des pages locales tous les dimanches soir. Au journal, on m’explique qu’il s’agit d’une décision des édiles municipaux, de raser le bâtiment pour y construire un ensemble commercial moderne, ce sera la Fnac. Comme il s’agit d’une affaire de gros sous et de spéculation immobilière, l’entreprise profite de l’apathie du milieu du mois d’août pour aller vite, avant que des recours au tribunal administratif puissent bloquer le chantier.
C’est un véritable acte de vandalisme, dénonce l’écrivain alsacien Franzi Bag, la place Kléber sera à tout jamais défigurée et déséquilibrée. La façade et le toit d’ardoise de la Maison Rouge figuraient pourtant dans le livre des sites inscrits au patrimoine depuis le 16 juillet 1946. Pour se justifier, Pierre Pflimlin, le maire, dira que c’était
« un édifice lourd et boursouflé » et qu’il n’aimait pas « le néobaroque allemand de Guillaume II ». À cet endroit, les archives alsaciennes citent en 1253 une auberge, la Stadelhof, qui deviendra au XVIe siècle Zur Fortuna, puis Auberge de la Maison Rouge, transformée en 1879 en hôtel, Victor Hugo, De Gaulle et Churchill y auraient dormi. Puis usages successifs des locaux par la Bière Gruber, le Grille room Chambord, le Dancing Ambassadeur…
Le gros immeuble qui a ensuite remplacé la Maison Rouge a hérité d’un méchant petit nom, « le Bunker ». On y pénètre sans lever les yeux sur sa laideur architecturale.
Une histoire de l’Alsace, autrement, tome III, Bernard Wittmann, 1999, éd. Rhyn um Mosel
Ambroise Perrin