mercredi 27 novembre 2024
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Et le bonheur, ou les ravages de la psychologie positive !

La quête du bonheur est partout, elle nous guette à chaque instant de nos vies jusqu’à la frénésie. Cette recherche sans fin nous rend-elle malheureux, insatisfaits ? Sommes-nous réellement tourmentés de n’être jamais assez heureux ? Aussi dingue que cela puisse paraître, cette question est une vraie question, une question de notre époque.

Alors, c’est quand le bonheur ? Il est où, le bonheur, il est où ?  C’est quoi le bonheur? Une notion abstraite, une utopie, une nouvelle idéologie, une frénésie qui prend trop de place ? Une recherche permanente d’un état qui serait la solution de tous nos maux ? Le bonheur peut-il faire peur si l’on n’y prend garde ? Existe-t-il vraiment ? Est-il lié à un niveau de richesse, de savoir ? Est-il une pure tyrannie ?

Voici un petit tour de la question, quelques semaines après la sortie du nouvel ouvrage de la sociologue Eva Illouz et du docteur en psychologie Edgar Cabanas, « Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». Ce livre dit, entre autres, que le responsable est ce plat qui nous est désormais servi à toutes les sauces, la psychologie positive ; une discipline qui serait une pseudoscience, un charlatanisme au service des pouvoirs économiques et politiques et qui encouragerait un bonheur individualiste et déconnecté du hasard, du niveau de vie, des origines sociales ou des politiques publiques. Les auteurs affirment que cette tyrannie du bonheur est même l’un des phénomènes inquiétants de ce début de siècle.

La théorie du bonheur n’est-elle pas en train de nous endormir ?

« La psychologie positive a fait des ravages »

La psychologie positive a-t-elle pris le contrôle de nos vies ou, ouvre-t-elle de nouvelles voies, des solutions pour favoriser le bien-être et l’épanouissement de l’individu ? Le débat est lancé.  Pour la sociologue Eva Illouz, la psychologie positive a transformé la quête du bonheur en tyrannie et les individus en bons petits soldats de la société néolibérale. Elle se souvient de cette chanson Happy, sortie il y a 6 ans, de ce titre que Pharrell Williams répétait cinquante-six fois et de ce clip vu des millions de fois à travers la planète où des gens de couleurs et générations confondues manifestaient leur bonheur en dansant dans les rues; selon elle, la psychologie positive, qui stimule l’épanouissement personnel et le bien-être, a fait des ravages. Le bonheur n’est plus une émotion, mais une injonction de tous les instants, une norme sociale qui dicte sa loi et enferme l’individu dans un moule.

Même son de cloche pour la philosophe Laurence Devillairs, auteure de « Un bonheur sans mesure » (Éditions Albin Michel). Pour elle, on assiste à la naissance d’une idéologie, donc une mise au pas, une industrialisation, une uniformisation (des phénomènes de mode, comme la méditation, apparaissent), et donc, d’un éloignement de la réalité. On nous vend du bonheur pour nous préserver du réel. Une mise au pas assez douce, mais une mise au pas quand même.

Le bonheur, un argument de vente imparable

Le pouvoir politique récupérerait l’idée du bonheur, comme une responsabilité individuelle ; si vous n’êtes pas heureux, vous devenez un poids trop lourd à porter pour cette machine qui doit avancer, avec ou sans vous. Le bonheur dépend de nous et de notre capacité à gérer nos émotions, paraît-il. On récupère le phénomène de mode pour nous faire culpabiliser. Si l’on n’est pas heureux en permanence, dans un état de joie et de positivité, alors nous sommes un frein pour l’humanité tout entière. Ça fait peur, non ? On peut même en ajouter une couche : le bonheur serait le véhicule pour nous rendre meilleurs. Et puis, évidemment, quand il s’agit de mode, l’industrie n’est pas loin, elle est même très souvent à son origine. Aujourd’hui, elle ne vendrait plus seulement du Coca pour cerveau disponible, mais du bonheur sous toutes ses formes, un argument de vente imparable.

Une injonction à s’autogérer au nom du bonheur ?

Il paraît que l’on prend sur soi, que l’on regarde la vie d’une manière positive, que l’on trouve les ressources en nous pour nous en sortir, seul et discipliné. Ce langage commun, ultra positif, serait bien en place, partout, dans nos vies privées et les entreprises.

Alors, quels sont les dangers de ces nouveaux comportements collectifs ? Quand on transforme artificiellement le négatif en positif, au nom du bonheur, avec des outils à notre service (méditation, etc.), acceptons-nous notre sort, tout et n’importe quoi ? Ne prenons-nous pas trop sur nous sans essayer de changer les structures qui profitent au système et nous aliènent la pensée ? À plus grande échelle, la psychologie remplace-t-elle la politique ? Et du coup, tout va bien dans le meilleur des mondes ? On laisse tomber ses engagements pour se sentir bien, ce qui, à long terme, réduit à néant la capacité d’action de l’individu ? Le bonheur ne sera-t-il pas, à ce moment-là, l’arbre qui cache la forêt ?

Eva Illouz n’est pas loin de le penser : « La pseudoscience du bonheur promet d’enseigner à tous l’art d’être heureux, l’art de voir les choses de façon positive. Cette idéologie, centrée sur l’individu, le considère logiquement comme responsable de ses succès et de ses échecs, source de ses biens et de ses maux : il n’y aurait donc jamais de problème structurel, politique ou social, mais seulement des déficiences psychologiques individuelles, pouvant être traitées et améliorées. La tyrannie du bonheur fait en effet peser sur le seul individu tout le poids de son destin social ».

Par ailleurs, pour Martin Seligman, l’inventeur de la psychologie positive, professeur à l’Université de Pennsylvanie, 90% de notre bonheur dépend de facteurs personnels, la moitié de ces 90% est due à notre génétique, le reste dépend uniquement de nous. Est-ce culpabilisant? Chacun trouvera sa réponse.

Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts

Dans leur ouvrage « Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », Eva Illouz et Edgar Cabanas parlent de psytoyen, de l’individu tel qu’il est fabriqué par la psychologie positive, cette grande idéologie du moment. La quête du moi authentique, la recherche du best possible self (BPS, « meilleur moi possible ») s’avère une gigantesque entreprise de recyclage du négatif en ressource positive, «Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts», ou le principe même de la résilience, l’aptitude à « rebondir » sur nos malheurs et nos traumatismes que décrivait Boris Cyrulnik.

Le bonheur est un objectif atteignable, à condition qu’on se prenne en main. Ceux qui continuent à souffrir sont donc culpabilisés, accusés d’être responsables de leur souffrance ? Une façon d’exercer un contrôle sur les individus et d’annihiler leur malaise ou leurs revendications ? En fustigeant les émotions négatives, la psychologie positive définit comme sain d’esprit seulement celui qui est réconcilié avec le monde, affirme les deux spécialistes. Or, la colère, la frustration, la peur, l’envie sont toujours riches et dignes d’intérêt. Les mouvements politiques naissent quand à travers ce type d’émotions se font sentir des malaises collectifs, des anxiétés communes.

Le bonheur, une question pour…les gens heureux

Pour finir, la question du bonheur ne se pose pas pour les êtres humains en survie, dans le profond malheur, en danger ou en deuil, le bonheur concerne uniquement… les gens heureux. De sa définition dépendent sans doute nos aspirations de demain. Quant à la question du lien entre « l’industrie du bonheur » et ce qui est en train de se jouer aujourd’hui en France, elle reste à poser, mais la réponse n’est-elle pas évidente ?   

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