Qu’avez-vous ressenti quand, 10 ans plus tard, vous avez décidé de rééditer Les yeux de la grâce ?
J’avoue que je l’ai relu avec appréhension, j’ai eu un petit moment de peur. Je me suis demandé si ce livre n’était pas complètement nul. Il y a des choses que je ne ferai plus de la même façon aujourd’hui, mais que j’ai laissées dans leur jus quand même ; dans l’ensemble je n’étais pas trop malheureux de me relire. C’était donc une bonne nouvelle. J’ai corrigé une ou deux petites maladresses, mais je n’ai pas voulu retravailler tout le texte.
En le relisant, qu’avez-vous appris ?
Il y a une chose que j’avais oubliée, c’est la violence de certaines scènes. C’est un roman qui se passe dans une époque dure et je me souviens que mon parti pris était de rendre cette réalité-là. On est à l’époque de Charles Martel, donc avant Charlemagne, au moment de la christianisation de la région et l’on n’a vraiment pas affaire à des tendres.
Avec des scènes de massacre commises par les fameux soudards…
Oui. Au départ je voulais décrire l’Alsace, dire à quoi elle ressemblait il y a 1300 ans. J’ai beaucoup vu, j’ai cherché de nombreuses sources. Par exemple, le Rhin n’était pas canalisé, il sortait de son lit au mois de juin, jusqu’à vingt kilomètres dans les terres, il emportait tout, le bétail et les maisons, vivre à côté de ce fleuve n’était pas de tout repos. C’est aussi une époque où l’on fonde des monastères dans toute l’Europe occidentale, comme Odile en Alsace. Les seigneurs s’arrangent entre eux, ils sont pour la plupart des brigands. Et il y a l’Église. Le grand méchant du roman est un évêque, c’est lui qui commande les soudards et qui organise les massacres. C’est un personnage qui a réellement existé, l’un des bras droits de Charles Martel. Ce qui m’intéresse dans l’histoire ce sont les moments de rupture, quand L’Humanité est en train d’inventer quelque chose.
Vous avez utilisé des faits historiques et des personnages qui ont existé, mais avec la liberté du romancier ?
Oui, c’est aussi un roman d’initiation. C’est l’histoire d’un jeune homme qui découvre que ses parents lui ont caché la mort de son parrain. Pour lui c’est une trahison. Il décide de partir pour lui rendre justice. Il se retrouve seul dans un monde extrêmement dangereux. Le roman raconte comment cette fugue va faire grandir ce jeune garçon.
Vous en parlez avec énormément de passion, j’imagine qu’il y a de vous dans les personnages ?
Oui, ce gamin ressemble beaucoup à celui que j’étais à 16 ans. Et puis, le vieux moine me ressemble un peu, il aime bien se poser et manger un bon morceau avec les copains et quand il faut y aller il faut y aller, il se relève et il repart. Je me suis aussi nourri des rencontres que j’ai faites, le personnage féminin est construit à partir des différentes jeunes femmes que j’ai rencontrées dans ma vie, certains visages sont ceux des profs, des auteurs, des libraires que j’ai croisés, mais je ne donnerai pas les noms.
Ce qui m’intéresse dans l’histoire ce sont les moments de rupture, quand L’Humanité est en train d’inventer quelque chose.
Les écrits, les mots, les livres, c’est votre vie depuis toujours. Vous avez racheté Le Verger Éditeur il y a plus de 10 ans, où en est cette belle maison ?
Le Verger est une «petite boîte» qui va bientôt fêter ses 35 ans. Nous avons développé une collection qui marche très fort, « Les enquêtes rhénanes », on en sort quatre ou cinq par an sur la vingtaine de livres que nous publions. On fait aussi un petit peu de littérature et quelques beaux livres toujours centrés sur la région Alsace. Nous avons beaucoup de projets, des choses qui se construisent, et pendant cette crise sanitaire, si nous avons parfois décalé les sorties, nous avons maintenu notre production. J’ai été très inquiet, mais nous sommes dans un pays où nous sommes aidés et soutenus. Cela m’a permis de prendre le temps de réfléchir, de corriger des choses et je vais maintenant mettre à l’épreuve ce que j’ai imaginé.
Le métier d’éditeur vous rend-il heureux ?
C’est un métier hyper exigeant, qui m’épuise tellement il me demande de travail, mais c’est un métier extraordinaire qui me permet de faire des rencontres que je ne ferais pas autrement, de participer à des projets qui m’éclatent, de changer d’univers à chaque fois que je travaille avec un écrivain. J’y entre à chaque fois avec plaisir, mais avec beaucoup de précautions, car un éditeur n’est pas là pour mettre le bazar dans cet univers, mais pour aller plus loin, c’est passionnant d’accompagner un auteur qui est dans son monde, dans son truc. Entre chaque roman je fais une petite pause, car sinon je deviens fou, et je me lance dans un nouveau projet. C’est très enrichissant de partager tout ça, parfois des choses très intimes avec des créateurs. À chaque fois j’apprends.
Et être éditeur en Alsace ?
C’est extraordinaire, car c’est un territoire très attaché aux livres. Il faut souvent sortir de l’Alsace pour s’en rendre compte, mais il y a peu de régions en France qui ont autant de librairies où le taux de lecteurs est aussi important. L’Alsace est un pays de cocagne pour « faire » du livre