jeudi 21 novembre 2024
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Première rentrée et langue interdite

J’ai connu une vingtaine de rentrées. Je n’oublierai jamais la première. J’y repense chaque année. Comment oublier que l’école de la République a interdit aux enfants de parler l’unique langue qu’ils connaissaient ? C’était à l’aube des années 60. Depuis, notre langue maternelle n’a fait que s’appauvrir et décliner.

Je n’ai pas connu l’école maternelle, car il n’y en avait pas au village. Ma première rentrée a eu lieu à l’âge de 6 ans. Je me suis réjouie pour elle, avec une joie que je ne saurais décrire. Je savais que j’allais apprendre à lire et à écrire, et que l’école du village, ce beau bâtiment entièrement en grès rose, allait m’accueillir pendant plusieurs années.

 

J’ignorais que l’unique langue que je pratiquais depuis ma naissance serait ici interdite. Ni mon père ni ma mère, ni personne ne m’avait prévenue de l’adversité qui m’attendrait. Je découvrais au premier jour de rentrée, avec mon cartable neuf et mon tablier cousu et brodé par Maman, une langue dont je ne savais pas un mot. Comme mes copains, je n’avais grandi que dans la langue alsacienne que je parlais avec ma famille et avec tous les villageois. Je ne m’étais jamais interrogée et personne ne m’avait renseignée, sur les drames vécus par l’Alsace, sur la situation si particulière de cette région de France à culture germanique. La télévision n’existait pas. Et les deux radios écoutées (la radio régionale diffusée en ondes moyennes tout comme l’allemande que nous appelions de Stüttgàrter dont les bulletins météo fiables étaient appréciés dans le monde agricole), diffusaient les informations en langue allemande.

C’est une grande douleur que de découvrir que la langue qui nous habille de son onguent vital et précieux, devient du jour au lendemain interdite. Qu’a-t-elle de sale et de répréhensible ? Comment s’exprimer lorsqu’on ne sait pas les mots, comment dire « je vais nouer les lacets » alors qu’on ne connaît que cette phrase en alsacien ? La fracture qui m’a attendue au premier jour d’école fait que je serai toujours différente d’une Bretonne, d’une Parisienne ou d’une Basque.

Comment des décideurs ont-ils pu avoir cette idée stupide et cruelle entre toutes : nous interdire la langue pratiquée depuis plus de mille ans, sous prétexte que pour nous guérir des effrois endurés pendant la guerre, il suffisait de nous imposer la « langue de la République » ? Aucun des envahisseurs de l’Alsace, qu’ils furent Romains, Germains, Huns, Alamans, Francs, Hongrois, Armagnacs, Suédois, Pandours, Autrichiens, Prussiens, Allemands, n’avait empêché le peuple alsacien de parler sa langue.

J’étais émerveillée par la musique des mots français qui s’envolaient de la bouche de Mademoiselle Jérôme, mais je ne pouvais m’exprimer qu’en alsacien. Dès lors que les mots sortaient en alsacien de ma bouche, elle disait : « Il faut parler en français ». Durant mes premiers jours d’école, je fus déchirée entre la joie de découvrir un monde nouveau et la honte de ne pas savoir taire ces mots alsaciens. J’aurais tant voulu faire plaisir à ma maîtresse. Et lorsque je revenais le soir vers les miens, j’étais désarçonnée, honteuse pour ceux qui instituaient de telles règles, et surtout honteuse pour nous qui ne parlions pas « la bonne langue ».

Les enseignants n’avaient pas le choix. Ils ne faisaient qu’appliquer les ordres du Rectorat, qui, lui, appliquait les ordres du Ministère. Sans doute n’était-ce pas simple pour Mademoiselle Jérôme d’appliquer des directives qui la répugnaient. Je lui sais gré de n’avoir pas appliqué la règle de « l’objet honteux » dans ses cours. Beaucoup d’enseignants l’ont pratiqué.

Il s’agit d’un objet désigné comme honteux qui était utilisé comme méthode par l’enseignant pour empêcher les enfants de parler en alsacien : le premier qui disait un mot en alsacien héritait de l’objet honteux. L’enfant nanti de cet objet cherchait par tous les moyens à s’en défaire et pratiquait ainsi la délation : il était simple de trouver un élève qui s’était laissé aller à dire un mot en alsacien et de le dénoncer. L’objet faisait le tour de la salle de classe, nourri par la délation des enfants, car il importait de ne pas en être détenteur à 16h lorsque sonnait la fin d’école. En effet, celui qui l’avait entre ses mains « devait rester assis », er het müen bliwe sìtze, c’est-à-dire qu’il était puni par une retenue, et devait écrire cent fois la phrase « je ne parlerai plus l’alsacien ».

Ces pratiques instillaient la honte à l’enfant. Je ne comprenais pas ce que je faisais de mal en parlant la langue des miens, celle parlée depuis toujours. Je me suis vite adaptée : j’ai appris le français en quelques semaines. Et j’aime cette langue dans laquelle j’écris. J’ai aisément acquis l’allemand, langue alémanique, cousine de l’alsacien. L’on m’a aussi enseigné l’anglais avec facilité puisque l’alsacien est proche des langues anglo-saxonnes.

Mais j’en veux à ceux, décideurs mal inspirés qui ont infligé cette humiliation aux miens, des décideurs sans nom, sans visage qui ont agi au nom de la France, de la République « une et indivisible » et qui n’ont jamais émis la moindre once de regret ou de contrition. Tous ont agi à visage masqué. Pas un seul ne s’est senti responsable, encore moins coupable de cet état de fait.

Lorsque j’évoque cette page de mon histoire avec les francophones, je crée généralement un sentiment de gêne. Ils voudraient me faire comprendre que tout cela est de l’histoire ancienne et qu’il faut enfin passer l’éponge. Je n’aime guère que l’on veuille me dire comment je dois penser et ressentir mon vécu. Ils concluent souvent ainsi : « Mais tu as somme toute vite appris le français », sous-entendu : « Pourquoi te plaindre ? » Je saisis dans leur hermétisme, non pas un manque d’empathie, mais le déni que l’on endosse pour se protéger de l’inconfort d’une situation.

 

 

 

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