J’aimais cet ordre, il avait la gutturalité dans le son, mais la tendresse dans le mot. Rach, (prononcez « rarr »), le mot est guttural, comme le son de la jota espagnole.
Mon râteau préféré est celui de mon enfance, blond, vieux et entièrement en bois. Il servait uniquement à ratisser l’herbe et le foin. Lorsque ses dents droites et arrondies cassaient, elles étaient réparées par le menuisier. Léger, lisse, avec un manche sur lequel tant de mains ont passé, ce râteau-là servait pour réunir les andains ou pour ramasser l’herbe fraîchement fauchée pour les lapins.
J’aime aussi le râteau métallique, celui qui nettoie et égalise la terre. N’essayez pas de râteler une terre tassée : le râteau se rebiffe. Il aime la terre aérée, il y glisse pour uniformiser, il fait son petit nettoyage de printemps tandis que les pensées vaquent, sereines. Le râteau, comme les autres gestes de jardinage, a ce pouvoir : il ne laisse passer que les pensées positives. On dirait que les autres, les stressantes, sont stoppées par ses dents.
Le râteau est un moissonneur : il récolte toujours. Il trouve brindilles, cailloux, tessons de bouteille, dans une terre qui paraissait simplement terre, sans présence de bric-à-brac. Parfois le couvercle enroulé et rouillé d’une boîte de sardines surgit. Tiens: quel ancêtre a bien pu manger des sardines à cet endroit du jardin ? On aurait juré que la terre était nettoyée et petit râteau trouve tout de même. Il crisse lorsqu’il trouve des cailloux, encore des cailloux. Et pourtant au printemps dernier, il avait déjà ratissé proprement. Es komme immer wieder Stein von de Ard in d’ Heeh, disait mon père. (Il y a toujours des cailloux qui remontent de la terre).
Il y a plusieurs façons de travailler au râteau. On peut le tenir comme un balai et œuvrer en acheminant la récolte vers un tas. Je me souviens qu’enfant, j’aimais aussi le tirer derrière moi, et avancer sans regarder vers l’arrière. Tout pouvait arriver : la vie, et l’imagination étaient ouvertes en panavision. Lorsque je tournais la tête, je voyais ce que le râteau avait récolté : luzerne, trèfle, berce, séneçon, gaillet, tant de plantes concentrées en une masse échevelée et néanmoins compacte qui sentait bon l’herbe et que l’on pouvait saisir d’un trait comme un petit fagot.
J’aimais aussi le râteau métallique, large de deux mètres, aux dents serrées et incurvées, qui servait uniquement lors des moissons. Il fallait être à deux pour le tirer afin qu’il glane les épis oubliés. Maman et ses deux sœurs se relayaient pour le tracter. Elles se tenaient droites, têtes et bustes en avant. Elles avançaient et parlaient. La vie bruissait en des mots anodins et essentiels. J’écoutais, j’étais derrière le râteau, je le suivais, je feignais de poser mon pied sur lui pour le freiner, je regardais l’affolement que le râteau créait sur son passage. Les fétus de paille s’effaraient, les épis de blé tremblaient, se tortillaient dans une tentative ultime d’échapper aux dents incurvées.
Maman et mes tantes étaient vêtues de tabliers en cotonnade, sans manche, boutonnés à l’avant. Elles portaient aussi un chapeau de paille. Le soleil luisait avec force. Il faisait couler des gouttes de sueur sur leur front. Elles les essuyaient avec un mouchoir de Cholet.
Je trouvais que le parfum mêlé de la cotonnade, du chapeau de paille et de la transpiration diffusait une exquise senteur de dragée. Zuckerarbse. Cette fragrance n’est contenue dans aucun flacon, juste dans ma mémoire, avec une présence telle que le râteau le plus vif, le plus robuste, ne saurait l’en déloger.