Ce fut plaisant de revoir François Hollaender et sa femme Ernestine, chez lesquels Alice passait ses vacances lorsqu’elle venait en Alsace. Je devais initialement, en été 1999, la rencontrer chez elle, près de Los Angeles, pour mon livre Un été en Californie dans lequel je narre le destin de 50 Alsaciens partis dans l’Ouest américain. Alice m’apprit alors qu’elle serait en Alsace lorsque je me trouverai en Amérique. J’ai donc fait sa connaissance chez son neveu à Betschdorf. Je fus marquée par son rire, ses yeux bleu pervenche qui pétillaient et son timbre de voix sonore et assuré. Alice Fenger a quitté son village à 20 ans, en mai 1948. Elle a fait la traversée en transatlantique pour se rendre chez une tante au New Jersey, puis pour rejoindre une copine de Haguenau installée à New York. Elle restera à New York durant 35 ans avant de rejoindre le soleil de la Californie où vivait son fils et où elle coulera des jours tranquilles durant les 30 dernières années de sa vie.
Son père, Henri Deubel, était le maréchal-ferrant de Betschdorf. On l’appelait de Deiwelschmitt. Il ferrait les chevaux et les vaches, et tenait aussi avec sa femme Marie une petite agriculture. Alice détestait travailler aux champs. Plutôt mourir qu’épouser un agriculteur, disait-elle. À 14 ans, elle proposa ses services à la poste de Betschdorf où elle restera six ans. Et puis, prise par l’envie de voyager, elle se rendit dans le New Jersey où vivait sa tante Marie Sommer.
Quelques mois plus tard, elle a rejoint Martha, une copine de Haguenau qui vivait à New York. Sa première vision de la ville fut catastrophique : Battery Park en hiver, des rues assombries par les gratte-ciels, l’envie de fuir. Elle travailla comme gouvernante pour un couple de riches avocats dans le quartier chic de la 72e rue. Elle s’occupait des trois enfants et avait un terrible mal du pays. Ich hab so Heimweh ghett, me disait-elle dans un alsacien parfait. Mais elle n’avait pas assez d’argent pour un billet de retour, d’autant qu’elle dépensait ses économies pour envoyer des paquets de vêtements, chocolat et chewing-gum à sa famille.
Elle lisait régulièrement le New York Times pour assimiler la langue anglaise. Elle y apprit que des immigrés allemands se rencontraient fréquemment au restaurant Rheinland situé dans la 86e rue. Elle s’y rendit pour le bonheur de pouvoir parler une langue maîtrisée, l’allemand. Elle y rencontra Harro Fenger, un Allemand né en Amérique, opticien spécialisé en lentilles de caméras. Alice et Harro se sont mariés en 1950, à New York. Quel couple glamour ! Elle portait une robe en satin faite sur mesure, de couleur ice blue (bleu glacier), un voile blanc et un bouquet de glaïeuls et de roses. Harro, avec sa veste blanche et son nœud papillon noir, semblait sorti d’un film de Lubitsch, tout comme son frère à ses côtés.
Alice travaillera pendant 35 ans pour un club de golf privé à Long Island, une île select située sur la côte atlantique dans l’État de New York. Elle y voyait souvent le jazzman Sammy Davis Junior, membre assidu du club. Entrée comme simple serveuse (waitress) du restaurant de ce club, elle occupera rapidement le poste de directrice (restaurant manager). L’attrait pour la Californie lui sera transmis par son fils Steven qui vivait à Los Angeles avec ses trois enfants. Lorsque son mari décéda en 1983, Alice eut envie de se rapprocher d’eux. Elle s’installa en 1987, à Westlake Village, à l’extrémité nord-ouest de Los Angeles. Elle aimait le soleil et se baignait tous les jours. Le jeudi, elle sortait sa Cadillac bleu nuit pour aller au marché. Elle aimait acheter les agrumes directement chez les producteurs, à l’étal, pour être sûre de leur fraîcheur. Elle achetait aussi des italian prunes, dont le goût se rapproche le plus des quetsches d’Alsace et elle essayait, hiver comme été, de trouver de la mâche, son péché mignon.
C’était un parcours de combattant, car la mâche est rare en Californie. « Ils l’appellent fieldsalad, salade des champs. À Betschdorf, nous l’appelions Lammerweid, c’est-à-dire pâture d’agneaux », précisait-elle.
En revenant chaque été chez son neveu, Antoine Hollaender, le serrurier-métallier de Betschdorf, Alice retrouvait les gens du village, faisait le plein de Blosmusik, cette musique rhénane aimée qu’elle ne pouvait trouver en Amérique. Elle voyageait aussi avec son neveu et sa femme. Mais elle ne voulait pas se passer de la Californie, de ce soleil-là, de ce ciel bleu. Elle y jouait au bowling, lisait beaucoup et se rendait trois fois par semaine au cinéma avec sa Cadillac. Elle aimait cuisiner, du goulash, des spätzle maison, de la mâche lorsqu’elle en trouvait. Lorsque le livre Un été en Californie sortit en mars 2000 à La Nuée Bleue, certains Alsaciens présents dans le livre ont lié connaissance sur le sol américain. Ainsi Olivier Velten, un jeune loup de la finance strasbourgeois qui vivait à Calabasas, m’écrivit en juin 2000 : « Nous avons passé la soirée chez Alice Fenger qui n’habite qu’à 2 kilomètres de nous. Elle nous a préparé des spätzle maison et des roulades. Nous avons parlé de l’Alsace. Nous étions très contents de nous rencontrer ».
Alice s’est éteinte le 3 juillet 2019 à 92 ans. Antoine a encore pu s’entretenir avec sa tante au téléphone peu avant. Il m’a montré son armoire remplie de diapositives, notamment celles des voyages en Alaska, en Israël, à Las Vegas, à Hawaï, faits avec Alice. Ils restent ancrés dans sa mémoire comme autant de voyages « aux pays des merveilles ».