lundi 30 juin 2025
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Les myrtilles d’Alsace ne poussent pas à Perros-Guirec

Le parrain de ma sœur était breton et possédait une maison à Perros-Guirec. Il aimait l’Alsace et venait parfois camper dans notre verger. Amateur de myrtilles, il a demandé à deux reprises à mon père de lui envoyer des plants de myrtilles qu’il rêvait de voir s’épanouir dans son jardin en Bretagne, sur la Côte de granit rose. Les myrtilles ont refusé d’y pousser.

Ce Breton, nommé René Nicolas, était entré dans notre famille par le biais de la guerre : il arriva avec des soldats de l’armée française, au printemps 1940, dans la ferme de mes grands-parents maternels, à Lochwiller. C’était durant la drôle de guerre, lorsque l’état-major français se préparait à l’attaque allemande. L’armée allemande fit encaisser, en une guerre-éclair, dit Blitzkrieg, un désastre foudroyant à l’armée française qui se pensait pourtant la plus forte au monde.

René Nicolas était arrivé dans la ferme de mes grands-parents en avril 1940, quelques jours avant que l’armée française ne subisse cette humiliation en mai-juin. Il était professeur de français et de latin et parlait l’allemand. Pour cette raison, il servit souvent d’interprète. Il sympathisa avec mes grands-parents. Il pouvait s’entretenir avec eux, en allemand avec eux qui étaient nés lorsque l’Alsace était prussienne et ne comprenaient pas un mot de français. Mon grand-père, Léo Staebler, aimait en fin de journée, s’asseoir avec ce soldat avec lequel il pouvait s’exprimer, pour partager un morceau de pain et de lard. René Nicolas dormait, avec trois autres militaires, dans des sacs de couchage, au grenier. Le restant de la compagnie passait la nuit dans la grange. René Nicolas est resté trois semaines, m’a expliqué ma marraine Jeanne, qui est la sœur de ma mère, il a laissé ses habits civils chez nous, car il est ensuite parti avec son unité à Reims. Là, il a été fait prisonnier par les Allemands. Il nous a écrit qu’il souhaitait récupérer ses habits civils et demandait que nous les lui envoyions. Mais c’était risqué d’adresser en Allemagne un paquet à un prisonnier français. Notre famille avait trop peur de partir au camp de Schirmeck. Puis, dans une lettre envoyée en 1943 d’Ingolstadt, René Nicolas nous a annoncé qu’il avait une permission de trois jours et, comme l’Alsace était devenue allemande, il pouvait venir à la ferme chercher ses habits. Il passa ces trois jours chez nous.

La côte de granit rose à Perros Guirec. / ©dr

En partant, René Nicolas a dit qu’il serait heureux d’être le parrain du premier bébé qui naîtra d’une des trois sœurs de la ferme. C’est ma sœur Denise qui devint sa filleule et qui, en sa mémoire, porta en deuxième prénom : celui de Renée. L’oncle Nicolas venait parfois l’été en Alsace planter la tente dans notre verger au village avec sa femme Odette et leur fils René. Il était aussi un mycologue averti et nos promenades en forêt en sa compagnie nous faisaient découvrir des champignons auxquels nous n’aurions pas touché et que René nous faisait goûter crus en coupant des lamelles avec son canif.

René Nicolas a aussi abreuvé ma soif d’ailleurs et de voyage. Ma sœur et moi rêvions de sortir d’Alsace pour voir l’océan et la France francophone. Adolescentes, nous lui écrivions pour lui dire combien nous aimerions voir Perros-Guirec où il avait une maison. Nous nourrissions l’espoir qu’il nous enverrait des billets de train. Dans sa lettre, il disait qu’il nous attendait. Il donnait les horaires des trains. Rien qu’en y pensant, je vois aujourd’hui encore comment il écrivait « Lannion » avec son écriture « patte de mouche ».

Notre projet ne s’est pas concrétisé. René raffolait des myrtilles des Vosges et souhaitait en faire pousser dans son jardin des Côtes-d’Armor. Nous lui en avons envoyé à deux reprises, emballés avec un petit ballot de terre dans un carton, mais ces plants sauvages refusèrent de prendre racine en terre bretonne. Ils aiment la terre très acide, comme la terre de bruyère et ont rendu l’âme sous les embruns de la Bretagne.

En 1982, j’ai vu la maison de Perros-Guirec pour la première fois. J’ai eu une émotion en revoyant Odette et René que je n’avais toujours rencontrés qu’en Alsace et pas revus depuis plus de vingt ans. Ils avaient alors plus de 80 ans. Nous avons mangé un Kouign-amann ce délicieux gâteau breton riche en beurre. René se souvenait avec précision de son séjour à la ferme de Lochwiller. Il se souvenait de mon grand-père dont j’ai peu de souvenirs, puisqu’il est mort alors que j’avais à peine un an. J’avais 30 ans cet été-là, en 1982, en revoyant Odette et René. Mon fils avait un an et faisait ses premiers pas dans ce jardin tant rêvé de Perros-Guirec. Il paraissait banal comparé à la luxuriance qu’avait fomentée mon imagination d’adolescente.

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