Le 13 mars 1946 je suis à mon guichet, à la Poste de Wasselonne, et je vois arriver le pharmacien. Il a une lettre pour l’Italie, ce n’est pas courant, je lui demande s’il veut des beaux timbres, il me dit oui.
Cinquante ans plus tard, je tombe par hasard sur un livre signé Jean Samuel, tiens le même nom que le pharmacien. Sur la couverture, Il m’appelait Pikolo. C’est lui, ce jeune homme de 1946. Un survivant d’Auschwitz. Mais nous ne soupçonnions pas dans notre petite ville alsacienne, quelques mois après la fin de la guerre, que notre voisin si aimable avec sa voix douce et prévenante, et qui paraissait sans colère, était un rescapé des camps d’extermination allemands.
J’ouvre son livre qui débute par cette terrible douleur : trente-six ans durant, je n’ai pu raconter Auschwitz. Pendant toutes ces années, il m’a été impossible de témoigner…
Jean Samuel raconte sa rencontre avec Primo Levi, qui évoque dans Si c’est un homme le Pikolo, le jeune aide qui portait avec lui la soupe. Lui Jean, le jeune Alsacien de 22 ans, à qui il récitait des vers de l’Enfer de Dante.
Une suite d’extraordinaires hasards, voilà comment Jean Samuel qualifie sa survie, dans le kommando de chimie, puis au cours de la marche de la mort, avant l’avancée des Américains et des Russes, dont les éclaireurs découvriront, sidérés, le camp d’Auschwitz. Hasard du retour périlleux en Alsace, hasard de retrouver la trace et l’adresse de son compagnon. Cette lettre à laquelle Primo Levi répondra dix jours plus tard, longue de six pages, avec les mots musulman, kommando, sélection, que seuls eux-mêmes pouvaient comprendre.
Ils signent leurs lettres de leurs matricules 174517 et 176397, précédés du mot « ex »
pour signifier que ce qu’ils avaient vécu ne pouvait s’effacer. Les deux rescapés voyagent, se rencontrent à Turin et à Strasbourg. Jean Samuel écrira que leur survie, après, à leur retour, s’expliquera peut-être par une absence de haine, ce qui leur semblait extraordinaire.
À la fin de sa vie, Jean Samuel ira dans les écoles d’Alsace pour témoigner de l’horreur de la Shoah et lutter contre l’oubli et l’indifférence. Et pour que ces jeunes citoyens prennent conscience des dangers du racisme et de la xénophobie. Jean Samuel dira que Primo Levi fut pour lui comme une bouée de sauvetage dans l’océan de la mémoire.
Il m’appelait Pikolo, un compagnon de Primo Lévi raconte, 2007. Éditions Robert Laffont
Ambroise Perrin