Le 30 juin 2004, le conseil municipal d’Illkirch-Graffenstaden décide d’acheter une locomotive à vapeur en hommage à la SACM, la grande usine mécanique, pour l’installer à titre décoratif au centre-ville. Je connais bien le maire Jacques Bigot, on s’est croisé à Wissembourg et il a toujours été impressionné par la grande poterie de quatre mètres de haut, installée en 1995 sur la voie rapide D 263 en haut de la colline du rond-point de Betschdorf. Jean-Laurent Vonau, le conseiller général, voyait là une bonne façon de mettre en valeur le patrimoine local. Alors à Illkirch, une locomotive à vapeur, c’est une bonne idée.
Les recherches sont longues. Le dernier train à vapeur français a circulé il y a plus de trente ans, à Sarreguemines en 1972. Les locomotives ont été revendues dans les pays de l’Est ou sont parties à la ferraille. Une locomotive de type 52-1605, numéro de fabrication 7872 fabriquée à Illkirch, est dénichée dans une gare désaffectée de Falkenberg près de Berlin. Mais elle est sortie d’usine le 23 juin 1943 lorsque la population d’Illkirch travaillait dans le cadre de l’effort de guerre allemand. Les ouvriers alsaciens avaient obligation d’adhérer aux organisations nazies, secondés par quelque 6000 déportés, notamment des prisonniers russes et ukrainiens, qui y subissaient le travail forcé, avec des demi-rations comme nourriture, gardés par des civils armés, appointés par le programme Kriegslok d’Hitler.
Cette locomotive a servi à transporter des armes et des troupes de l’armée allemande. Peut-être a-t-elle tiré des wagons jusqu’aux camps d’extermination? Jean-Claude Herrgott mène l’enquête pour chercher à comprendre pourquoi il a fallu de longs mois de tergiversations pour abandonner ce projet. En Alsace, le passé n’est pas encore vraiment passé, surtout si l’on se rétracte dans le silence et l’oubli.
Un tel train avive le souvenir de la Shoah. Contrairement à d’autres régions depuis la guerre, l’Alsace n’a pas ouvert les yeux sur le télescopage de deux logiques, celle des victimes et celles des coupables. L’Alsace, terre d’humanisme, est toujours en proie à la xénophobie et à l’antisémitisme. Jacques Bigot dira, « si seulement nous pouvions trouver une locomotive construite en 1936, à l’époque du Front populaire… »
Train d’enfer, la mémoire oubliée, Jean-Claude Herrgott, 2008, éd. L’Harmattan
Ambroise Perrin