lundi 7 avril 2025
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Hervé This – Quand la chimie fait recette

Il se décrit en exil dans son laboratoire de l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) à Paris, mais le dit en alsacien. Le chimiste Hervé This, né en 1955 à Suresnes, est à l’origine de la gastronomie moléculaire avec Nicholas Kurti en 1988—déjà souvent distingué, il recevra le prix Sonning le 9 avril à Copenhague. Quand les réactions chimiques changent la forme, la texture et le goût des aliments, Hervé This passe de la cuisine au laboratoire. Entre un exercice d’incendie et une livraison d’azote liquide, réactions en chaîne d’un chimiste à l’enthousiasme bouillonnant.

Vous signez vos écrits Hervé This vo Kientza, quel est votre lien avec l’Alsace ?

Ça c’est quand je suis malheureux, Kientzheim c’est le bonheur absolu, et aussi parce que les Anglais confondent mon nom avec le mot this. « Ich hab min Herz in Kientza verlore » : la famille est de Kientzheim, près de Colmar, mon père passait toutes ses vacances dans cette maison très ancienne, et en 1945 elle a été vendue aux métayers. Toute ma jeunesse, on regardait au-dessus du mur et on disait, quel dommage… Il y a douze ans, alors que je faisais une conférence à Strasbourg, le petit-fils du métayer me dit, je vous la revends ! Et donc aujourd’hui, je suis domicilié à Kientzheim, j’y vote, et c’est le seul endroit au monde où je me sens chez moi, c’est assez incroyable, moi qui suis analytique. (La sirène incendie retentit, il interdit aux ouvriers d’entrer dans le laboratoire s’ils ont une prothèse de hanche). Actuellement, on est en train d’essayer de rénover les orgues de Kientzheim—un chef d’œuvre de Rinckenbach qu’on a fait classer—mais systématiquement quand on est dans une association, on boit, on mange, on est ensemble, on fait des trucs vrais !

Vous racontez que votre carrière de chimiste commence à 6 ans, avec votre première boîte de chimie…

C’était l’expérience spectaculaire de l’eau de chaux dans laquelle on souffle, on avait affaire à un cycle de transformation chimique, pour un enfant c’est extraordinaire ! Je me vois encore le faire, l’endroit, et vraiment tout mon argent de poche est parti dans mon labo. J’étais un enfant assez bizarre, tout petit j’allais tout seul à l’école en métro à l’autre bout de Paris, mes parents me laissaient faire, et ma chimie je la faisais pour moi. J’ai fait des tas de bêtises, mais bon !

C’est en cherchant qu’on devient chercheur ?

Oui, enfin en chimie, les gens sont dangereux, il faut se méfier (rires). On fabrique obligatoirement des pétards, des fusées à réaction, des explosions… J’étais boulimique de lecture aussi, mon père m’avait autorisé à lire ses bouquins, à 14 ans j’avais lu tout Crébillon fils…

Le manuel collaboratif The handbook of molecular gastronomy de 900 pages est sorti en 2021 / ©Dr
Donc il y a un héritage scientifique et littéraire ?

J’avais un père extraordinaire (il répond au téléphone pour la livraison d’azote liquide et descend dans la rue). Il était obstétricien, un des premiers à introduire l’accouchement sans douleur en France, puis il est devenu psychanalyste, il a créé les Maisons vertes avec Dolto. J’ai décidé de devenir chimiste, mais j’ai fait la fac de lettres en même temps. Lavoisier a dit que la pensée ce sont les mots, donc il faut perfectionner le langage pour perfectionner la science.

Venons-en à votre spécialité, la gastronomie moléculaire. Pouvez-vous la définir ?

C’est la discipline scientifique –au sens des sciences de la nature—qui explore les mécanismes des phénomènes qui ont lieu quand on cuisine. Le soufflé gonfle, la mayonnaise prend, comment ça se fait ? C’est quand même miraculeux qu’avec deux liquides (du jaune d’œuf et de l’huile), on obtienne quelque chose où la cuillère tient debout ! (Un livreur arrive au bâtiment E, c’est pour un collègue, il prend le colis).

« Le soufflé gonfle, la mayonnaise prend, comment ça se fait ? C’est quand même miraculeux ! »

Mais vous travaillez en cuisine ou en laboratoire ?

Le matin, j’arrive au laboratoire, je calcule, je rédige, il y a de la résonance magnétique nucléaire, des équations différentielles, mais pas de cuisine ! Je cuisine bien, mais bien cuisiner ça veut dire quoi ? En réalité, j’ai fait un livre avec Pierre Gagnaire, La cuisine c’est de l’amour, de l’art et de la technique. Battre des blancs en neige, c’est de la technique sans intérêt. Faire quelque chose de bon, c’est de bon goût, et l’intérêt c’est la question artistique. Un cuisinier qui a un food truck, c’est un peintre en bâtiment, inversement, Pierre Gagnaire, c’est Rembrandt. Il y a toute une gamme de variations ! Mais si on fait un joli plat et qu’on le jette à la figure des gens, il n’est jamais bon. En vrai, cuisiner c’est dire je t’aime, et là ça devient très très difficile. Donc comment faire avec des plats pour dire je t’aime ? Mettre du gras et du sucre, c’est évident, mais peut-on faire une cuisine minceur qui dise je t’aime quand même ? Ce sont des questions passionnantes, de santé publique !

Y a-t-il des avancées en matière de santé, d’industrie, ou sur l’alimentation de demain, où les applications de la cuisine moléculaire sont utiles ?

La cuisine moléculaire, c’est aussi quelque chose que j’ai introduit, c’est cuisiner avec des instruments venus du laboratoire, siphon, azote liquide, basse température. Ça se distingue encore de la cuisine de synthèse, ou note à note, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de fruits, plus de poissons, mais on prend des composés, de l’eau, de la cellulose, de l’éthanol pour faire des plats. Ce n’est pas ce que moi je fais, je l’ai inventé, publié, je le montre dans le monde entier, mais c’est important parce qu’il faudra passer 2050 avec 10 milliards d’êtres humains à nourrir. On sait en nourrir 6 ou 7 milliards mais pas plus, il faut aider les jeunes à réfléchir et prendre leur destin en main, parce que moi en 2050 je serai mort ! Les industriels sont prêts à mettre des sous pour que ça serve, mais si on n’a pas de science, on n’a pas de bonne technologie. (Mon azote liquide arrive. Décidément c’est une journée compliquée !)

En conférence dans ses jeunes années. / ©Dr
La vulgarisation et la com-munication occupent-elles une place importante, comme dans votre blog à plus de 3700 articles ?

Oui, je n’ai pas d’actualité, la raison c’est que je peux vous parier une caisse de crémant d’Alsace que dans le monde il y a des guerres, des tsunamis et des épidémies, mais je n’ai pas besoin d’actualité pour le savoir. Et si je me lamente sans rien faire, c’est la plus grande des hypocrisies, c’est pour ça que je suis entré dans la science, pour donner de la connaissance. C’est l’idée encyclopédique de Diderot, un outil révolutionnaire au sens littéral ! Les conférences prennent du temps, mais c’est mon investissement politique.

Le Danemark vous octroie sa plus haute distinction culturelle, le prix Sonning. Churchill, Simone de Beauvoir, ou Albert Schweitzer l’ont eu. Qu’est-ce que cela représente ?

Oui, Jean-Marie Lehn m’a dit tu es le troisième Français, le deuxième Alsacien et le premier chimiste. (rires) Albert Schweitzer, c’est pas mal, mais dans la liste je préfère Niels Bohr, même si être enfant de l’Alsace c’est important. (Toujours avec le livreur : c’est vous le chariot ? Vous avez maigri, François !) Le problème, c’est que ça arrive à un moment où je n’en ai plus besoin. En 2021, la communauté internationale s’est construite avec le Handbook of molecular gastronomy, et elle va très bien. Je suis un peu embarrassé, je dois réfléchir à un moyen de le recevoir. (Dans un message 24h plus tard : Désolé de vous avoir infligé une discussion si perturbée. Si ça peut vous rassurer, tout le reste de journée a été à l’avenant. Alles beschda).

Hervé This sera en conférence à Strasbourg le 24 avril, entrée libre sur inscription à la BNU. Infos sur hervethis.blogspot.com. Don pour l’orgue de Kientzheim sur aaok.fr.

L’info en plus

Hervé This nous livre sa recette de la Sauce Kientzheim, une mayonnaise au beurre fondu, dont il est très fier. « Prenez un jaune d’œuf, mettez un jus de citron, faites un beurre noisette à côté, qui doit refroidir. Puis vous l’ajoutez au jaune en fouettant comme une mayonnaise, et vous obtenez une émulsion. Ça, avec un poisson, c’est le bonheur ! »

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