Ces premières glaces étaient savourées le matin à l’occasion des « messes de moisson », qui étaient dites dans la chapelle du Haut-Barr. Nommées Arnemasse en alsacien, ces messes se tenaient chaque mercredi d’août à 7h du matin. Elles avaient pour but de protéger les moissons afin que la disette ne menace pas le village. Les seuls paroissiens qui se retrouvaient là si tôt étaient les enfants de mon village, situé en contrebas du Haut-Barr, à une demi-heure de marche à travers la forêt. On ne dira jamais assez la joie que ce fut pour nous, enfants, de s’engouffrer au petit matin dans la forêt, par petits groupes ou par deux, sans la présence d’adultes qui eux étaient pris par leur travail. Le curé du village, Jean Klayelé, nous rejoignait en voiture. Et c’était si inhabituel de se retrouver en cette petite chapelle, à 470 mètres d’altitude.
À 8h du matin, la messe était déjà terminée. Monsieur Vix, le gérant de l’hôtel-restaurant, s’activait pour installer son chariot à glace plus tôt que les autres jours. En attendant, nous revisitions ce lieu, avec tous ces recoins, tant de fois vus. Ces ruines installées en haut d’imposantes falaises de grès sont impressionnantes, notamment les deux vers le sud, nommées Westburg, reliées par une passerelle nommée « Pont du diable », situé à 20 mètres de haut. Autrefois en bois, cette passerelle est aujourd’hui en acier. Pour accéder aux ruines situées sur les deux dômes de grès reliés par le Pont du diable, nous montions la centaine de marches et arrivions sur des hauteurs vertigineuses. La plaine d’Alsace s’étalait à nos pieds, jusqu’à la cathédrale que l’on voyait, par jour clair, petite comme une frêle allumette consumée.
Les ruines du château les plus au nord et visitables en ce temps-là, sont interdites d’accès aujourd’hui. Le drapeau tricolore y flotte toujours. Nous redescendions de ces hauteurs vertigineuses, lorsque Monsieur Vix, dans sa veste de travail à petits motifs bleu et blanc, avait installé son chariot de glace. Le dôme d’inox rutilant qui contenait deux petites cuves remplies de glace vanille et fraise brillait dans la lumière du matin. C’était un plaisir de voir l’aubergiste soulever le couvercle, saisir un cornet et former des boules de glace parfaitement rondes avec sa cuillère de service. Nos regards d’enfants suivaient son mouvement de main rotatif et lent, qui commençait par les bords et progressait vers le milieu, en un mouvement de poignet souple. D’une pression de main sur le manche de la cuillère, il posait la boule sur le cornet azyme, dont nous savions le délicieux goût de gaufre à peine sucrée. La boule de glace coûtait 20 centimes de franc (l’équivalent de 3 centimes d’euro). Certains prenaient un cornet double associant à l’écru de la vanille le rose de la fraise. Quelques rares chanceux allaient jusqu’à se faire installer une troisième boule sur le cornet.
Pour échapper au soleil qui commençait à darder, nous nous installions sous un petit rocher près de la conciergerie du château pour y manger ces glaces à l’ombre. À nos pieds était amassé du sable rose très fin qu’il faisait bon faire couler entre les doigts de la main restée libre. De petits scarabées noirs circulaient dans ce sable. Nous les avions baptisés Seppele Hoeif, ce qui signifie « Petit Joseph, va en arrière », car nous étions convaincus d’avoir sur eux le pouvoir de les faire marcher à reculons lorsque nous leur en intimions l’ordre. Il fallait que ce « secret » reste dans notre cercle et ne parvienne jamais aux oreilles des adultes.
Ensuite nous redescendions au village et retrouvions nos maisons, avec la sensation d’avoir vécu une longue plage de vie dont les parents étaient exclus. Il était alors à peine dix heures du matin. La journée avait commencé tôt, mais elle étendait encore de belles heures devant nous. Et déjà nous repensions à la prochaine messe des moissons, regrettant qu’août ne contienne que quatre ou cinq mercredis. Car nous rêvions de rendre ce mois de liberté étirable à souhait, pour repousser au plus loin la rentrée.