Un grand colloque labellisé au niveau national est coorganisé par la Collectivité européenne d’Alsace et l’Université de Strasbourg du 5 au 7 février, sur le thème « Alsace 39-45 : vies en guerre ». De quoi s’agit-il ?
François Petrazoller : Sur la forme, ce sera un petit marathon, avec une quarantaine d’interventions d’universitaires européens. Nous allons traiter la vie quotidienne des Alsaciens à travers la biographie, c’est-à-dire nous intéresser à une personne qui a vécu cette période, en qualité de soldat, civil, femme, prêtre, adolescent… Tous ont été victimes, incorporés de force, déportés, réfractaires ou résistants, et à la fin, cela dessinera un tableau extrêmement nuancé de la société alsacienne. L’une des préoccupations actuelles de l’historiographie est de donner des aperçus concrets, de partir de la vie quotidienne des gens, ni héros ni salops, la plupart sont des gens normaux qui ont vécu ou survécu. Là-dedans, certains se sont rendus coupables des pires atrocités, d’autres de petites lâchetés, ou alors de solidarité, et enfin certains ont offert leur vie pour en sauver d’autres et manifester leur attachement à la France.
Sur quels documents se base-t-on pour parler de la vie de ces gens ?
Les études universitaires ne portent que sur des gens qui ont vécu à un moment en Alsace, donc les sources sont alsaciennes, mais pas uniquement aux Archives d’Alsace, également à la ville de Strasbourg, Colmar ou Mulhouse. Et souvent la biographie se nourrit d’égo-documents : ce sont des documents conservés dans les familles, et non dans les archives publiques. C’est très intéressant, parce que nous archivistes découvrons beaucoup de choses, une grande diversité. Il ne faut pas perdre pour autant le regard de l’historien, soumis à la critique, en comparant les documents, les sources, et en ayant conscience que quand on retrouve des correspondances ou des mémoires, il y a eu un travail de leur auteur pour trier les faits, les souvenirs. La personne elle-même devient objet d’étude, c’est une manière d’entrer dans son intimité et d’étudier pas tant les événements que la manière dont les gens les ont vécus. Cela n’avait pas encore beaucoup été fait en Alsace jusqu’ici.
« La biographie
se nourrit d’égo-documents :
ce sont des documents conservés dans les familles »
Parmi les archives, on a par exemple le journal de guerre de René Treuschel, de Scharrachbergheim, est-ce un ego-document ?
Oui, c’est un très bon exemple conservé chez nous qui provient du Fonds Baur. Ce sont des documents isolés, typiquement d’une famille qui a vidé le grenier, comme des annuaires administratifs, des livres sur De Gaulle ou de propagande nazie, des atlas scolaires, etc. (voir photos NDLR) Souvent les écrits existent à l’état de brouillon, rédigés par les soldats au jour le jour, puis ramenés et à un moment donné, ils décident de les réécrire. C’est le cas de René Treuschel, qui a rajouté des photos. Deux questions se posent : peut-on retrouver ses notes originelles pour évaluer le travail fait ? Et pourquoi ce monsieur a-t-il éprouvé le besoin d’écrire, pour se raccrocher à la vie, transmettre son histoire ? Malheureusement, nous n’avons pas retrouvé ses notes, on ne sait que ce qu’il dit de lui-même. Souvent, les gens pensent que ce qui a été produit n’a pas de valeur, ils sont modestes, et n’ont pas la conscience de son importance.
80 ans après la Libération, qu’apprend-on encore ?
Aujourd’hui, il s’agit de mieux savoir de quoi on parle, éviter l’écueil des légendes urbaines, des choses qui ont pu être transformées, de noircir le tableau ou l’embellir. C’est le travail de l’humain de rendre le quotidien plus vivable avec un passé dont il faut parfois s’arranger, mais 80 ans plus tard, un petit coup de vérité fait beaucoup de bien. Cette mémoire déformée peut aussi faire du mal, mettre des œillères, empêcher de voir l’avenir et c’est vraiment le travail de l’historien que de rétablir une vraisemblance pour chasser les préjugés. En Alsace, on a tourné la page de manière assez brusque, et c’est le moment de revenir sur cette victoire qu’on a un peu occultée. Se remettre en mémoire ce qui s’est passé permet de mieux comprendre ce que nous sommes aujourd’hui et les choix sociétaux de l’après-guerre, le début d’une nouvelle histoire, cette vocation de rapprochement franco-allemand, Strasbourg au cœur de l’Europe.
Colloque « Alsace 39-45 : vies en guerre » à Strasbourg. Le 5 février, conférence inaugurale de l’historien Christian Ingrao au Munsterhof, le 6 février à la Maison universitaire des sciences de l’homme, et le 7 aux Archives d’Alsace. Détails sur www.alsace.eu
Les débats citoyens
La programmation centrée sur l’engagement prévoit une dizaine de débats citoyens à travers l’Alsace. François Petrazoller précise : « Sur le principe d’une discussion à bâton rompu, le débat animé par deux ou trois universitaires commence par une mini-conférence de 15 min pour situer le sujet. Puis place aux questions-réponses, mais pas seulement, des témoignages ressortent aussi du public ». De janvier à juin 2025, les thèmes abordés seront : Alsaciens et Allemands (à Volgelsheim), les enfants dans l’Alsace annexée (à Mulhouse), les victimes redécouvertes (à Saverne), les institutions (à Sélestat), l’incorporation de force (à Niederbronn), etc. Infos sur www.alsace.eu