vendredi 22 novembre 2024
AccueilChroniquesAmbroise PerrinRetour rue des fourmis #19 L’enveloppe noire

Retour rue des fourmis #19 L’enveloppe noire

Quand le facteur avait une enveloppe bordée de noir, il ne la mettait pas dans la boîte aux lettres avec sa porte en bois vitrée, dans l’entrée, il montait à l’étage et toquait à la porte. Tes parents sont là ? Et il remettait l’enveloppe d’un air grave, souvent on ouvrait l’enveloppe devant lui, mon Dieu, mon Dieu, il faut que je coure à la poste pour téléphoner, le facteur toquait à l’autre porte et la voisine s’occupait des enfants.

Je sais qu’en période de deuil papa n’écoutait pas les informations à la radio parce que le silence était une façon de penser au défunt. Et il ne fallait pas rigoler. D’ailleurs maman nous cousait un crêpe noir au manteau et tout le monde à l’école savait qu’on était en deuil et là aussi, il ne fallait pas nous embêter. Parfois c’était un télégramme et bien sûr le postier l’avait lu, et il disait je suis désolé. Plus tard, Madame Ohlmann au rez-de-chaussée a été la première à avoir le téléphone, c’était elle qui recevait les nouvelles pour tout le bloc, on allait chez elle pour les décès et aussi les Loewenguth du 2e étage pour les naissances, Simone était l’aînée des neuf enfants et je l’aimais beaucoup et en face les Ingelaere avec Thérèse que j’aimais aussi beaucoup, c’est la vie.

C’est la vie qu’on disait dans le bloc du 1 rue des fourmis, et c’était un peu comme si toutes les familles étaient en deuil. Parfois on s’y attendait à la mort, d’autres fois c’était une terrible surprise. Je me souviens d’une amie de papa, Andrée Saale qui habitait à Chelles, près de Paris, elle était syndicaliste comme lui et on avait dormi chez eux en allant visiter le Château de Versailles. Elle était morte très jeune, on répétait 35 ans c’est pas possible, papa nous a tous mis à genoux devant le canapé au salon et on a prié. Papa disait qu’il avait la foi du charbonnier, il n’aimait pas les curés, mais pour le bon Dieu on ne sait jamais, et il aimait chanter en grégorien dans la chorale de l’église.

La première fois que j’ai vu un mort, ce n’était pas de la famille, mais le directeur du collège de papa, Monsieur Ernst. C’était à la morgue derrière l’Église Saint-Georges, de l’autre côté de la Fontaine Saint Ambroise aux Abeilles. La morgue était ouverte, le couvercle du cercueil de côté, le monsieur était tout blanc et papa m’a dit, tu vois, c’était un peu mon ennemi à l’école, mais devant la mort, on s’incline et on montre son respect.

Ambroise Perrin

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