Grand-père avait une grosse boule sur le haut de la main gauche. Comme une noix entre le majeur et l’index. On jouait parfois à la toucher, c’était un peu mou, cela ne lui faisait pas mal. Il disait que c’était un sixième doigt, et le mystère nous plaisait bien. Les grands-parents étaient à la maison parce qu’un SADAL s’était installé exactement à côté de l’épicerie de Wissembourg, et du jour au lendemain, plus personne, plus un client, tous ceux qui étaient venus pendant la guerre à crédit allaient maintenant acheter leur moutarde en pot de verre fermé au SADAL et non plus en vrac, pesée à l’épicerie. Je me souviens encore de la balance Roberval avec les deux plateaux de cuivre où l’on s’amusait à mettre des poids.
On avait entendu le mot faillite, comme un gros mot des adultes, qu’on disait à voix basse. Toute une vie, trois générations d’épiciers, disparues en quelques mois. Et la vente du magasin avec la maison à un marchand de laine opportuniste avait juste payé les dettes aux fournisseurs.
Grand-père était quelqu’un de très gentil, surtout avec grand-mère qui était très malade (cancer était un mot tabou comme faillite). Gentil aussi avec les enfants. Enfin, parfois, il pouvait être très sévère, maman avait un martinet, mais c’est une autre histoire, un jour grand-père avait dû me donner une fessée. J’imagine ma culotte sur les chaussures, je suis couché sur ses genoux. Et ma chère grand-mère qui disait en alsacien « Non, Auguste ne lui fait pas mal », et grand-père avait mis sa main sur mon cul nu, et c’est sur sa main qu’il donnait la bonne fessée sonore. Avec son alliance, il tapa trop fort sur la veine de la main, le sang n’arrêtait pas de couler, ils sont allés à l’hôpital où ils ont tout recousu, et la peau a commencé à pousser tout autour et a fini par faire cette grosse boule.