lundi 25 novembre 2024
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Aude Boissaye – Oiseau rare

À deux pas de son Studio Cui Cui à Pantin, je retrouve la photographe Aude Boissaye dans le restaurant à ciel ouvert d’une brasserie indépendante. Les chaises sont jaunes, oranges, rouges, et bleues comme ses yeux. Les couleurs de son sourire sous un rayon de lumière de fin d’automne. Pour ses photos, elle utilise, entre autres, la technique ancestrale du collodion, une façon de mieux appréhender le genre humain. On en parle devant un plat de tortillas et une bière.

Née à Mulhouse en 1975, elle grandit au bord du Rhin dans la petite Camargue, à Saint-Louis, à la frontière de la France, de la Suisse et de l’Allemagne. Ses parents écologistes de la première heure et soixante-huitards, mais aussi ingénieurs, squattent cet espace de 125 hectares ; ils créent même une association pour le sauvegarder. Aude vit ici, au bout d’un chemin plutôt sauvage, dans un bâtiment Napoléon III. À l’époque de l’empereur, ce petit coin de nature était une pisciculture impériale et pour la première fois, on y a fécondé des saumons. Aude Boissaye n’a pas la télé, pas de Barbie, elle regarde les poissons et les oiseaux qui font cui-cui.

Depuis, cet endroit a résisté aux pressions immobilières et aux tronçonneuses, il est devenu une réserve naturelle de 1 200 hectares où l’on se promène tranquillement. Elle adore y retourner, pour les souvenirs et parce qu’elle se sent très rhénane. Alsacienne aussi ? « Oui, mais j’aime les esprits comme Tomi Ungerer ou Germain Muller ; dans une région parfois très conservatrice, il y a des gens capables de satires, je me sens alsacienne de ce côté-là, du côté des subversifs, de ceux qui ne restent pas dans le cadre. En photo, j’aime sortir du cadre justement, c’est pathologique, je me retrouve souvent à vouloir pousser les murs ». Il faut chercher dans les images de l’enfance pour tenter d’expliquer un peu les choses de sa vie, son attirance pour l’image. Elle a grandi avec les livres, les visites aux musées, et les premiers liens avec ce qui deviendra son métier, les photos naturalistes de martins-pêcheurs et de hérons réalisées par son oncle photographe et puis la couverture de L’Express avec la petite Afghane de Steve Mac Curry accrochée sur un mur de sa chambre. Elle a 13 ans, elle est obsédée par ce regard, ces yeux verts bouleversants, cette intense mélancolie. Un choc. En une image fragile et décisive, une vie. Une histoire. L’an dernier lors d’une expo Steve Mac Curry à la Fondation Henri Cartier-Bresson, elle se rend compte de l’influence de cette photo, de ce qui s’est joué, chaque jour elle cherche cette intensité de regard dans son travail.

Après l’Alsace

Elle a 15 ans lorsque ses parents emmènent leurs trois enfants vivre en Côte d’Ivoire. Abidjan, une autre culture lui ouvre d’autres horizons, elle découvre une autre réalité, le reggae de Bob Marley et celui d’Alpha Blondy, des plages magnifiques.

Son bac en poche, direction Paris sans hésitation. Seule. Elle a 17 ans. Elle ne sait pas trop quoi faire, mais elle adore les plantes, alors pourquoi pas pharmacie propose sa grand-mère. Elle attaque la fac, mais c’est compliqué. Elle préfère la fête. Elle bifurque en école de com, revient passer l’été dans sa région natale et travaille pour le journal l’Alsace. Une quarantaine d’articles, elle adore. De retour à Paris, elle trouve un stage dans l’agence Gamma. Engagée comme iconographe et rédactrice, pendant quatre ans elle voit passer des reportages, son œil se forme et brûle le désir de devenir photographe. Elle se lance. Premier sujet : rendez-vous au Passage des panoramas dans le 2e arrondissement, avec des philatélistes. C’est juste avant le numérique. Elle apprend vite, avec la rigueur de l’argentique : « il faut savoir pourquoi tu fais la photo à tel endroit, à tel moment ». Elle travaille pour Terre sauvage, un sujet sur les bibliothèques du désert en Mauritanie. Elle est engagée par le Journal de Mickey, elle devient Grand reporter pour toutes sortes de sujets, elle va partout. La bonne école. La photo efficace.

« La photo amplifie le mystère »

La technique qui lui convient

Elle travaille à la chambre, la technique utilisée au 19e siècle, au collodion, un autre temps : « Depuis 2013, c’est un grand sujet pour moi. J’adore ce travail artisanal, j’adore ces imperfections. Je fais de la chimie, à la main, je ne prends pas des photos, je les fabrique. Il y a un côté très méthodique, scientifique que je retrouve dans cette technique et en même temps, il y a toujours quelque chose d’inattendu, de l’ordre de l’aléatoire qui rend très humble, une beauté énigmatique parfois, c’est la photographie du temps long, un temps de pose de dix secondes, pour les portraits c’est parfait ». Elle passe 3 ou 4 heures avec les gens, elle entre dans leur intimité, c’est une rencontre à chaque fois. Elle crée un lien avec le modèle, comme elle s’est sentie en lien avec la jeune Afghane de Steve Mac Curry, elle cherche le regard lorsque les choses s’échappent, c’est une quête : « La photo amplifie le mystère ».

À la question pourquoi elle fait de la photo, le mystère reste entier. Peut-être pour sortir du cadre. Son frère et sa sœur sont ingénieurs, comme leur père, mais elle, l’aînée de la famille, est totalement autodidacte. Aude a ouvert le Studio Cuicui en 2010, d’abord à Ménilmontant, et depuis 2020 à Pantin. Depuis, elle a enchaîné les séries et les livres pour la brasserie Meteor, Peugeot Mulhouse, Les Tanneries Haas, la ville de Pantin et ses éboueurs. Elle a travaillé sur le Rhin pour le magazine Géo, de la source à l’embouchure avec l’idée d’exposer le point de vue du fleuve dans lequel elle se baignait petite. Elle passe d’un univers à l’autre, du collodion au numérique sans problème. Dans ses locaux, elle accueille beaucoup de monde, avec le sentiment d’une grande liberté. Aude est-elle une femme libre ?

À la question, elle répond oui sans hésiter, « dans un mode de vie rock and roll ». Elle cite le philosophe Paul Ricœur, l’auteur de La Philosophie de la volonté. Un homme qui a vécu l’horreur des camps de concentration. Pour espérer encore, il se projetait dans quelque chose qu’il avait vraiment envie de faire, « il arrachait la joie aux jours qui filent », c’est cela qu’elle cultive comme son jardin dans son Studio Cui Cui. Loin des discours pessimistes et accablants, elle se sent de cette époque. « En regardant la cérémonie d’ouverture des JO l’été dernier, j’ai aimé cette extravagance-là, ce que cela montrait d’exubérance, cette énergie multiculturelle et créatrice, cette joie qui raconte quelque chose d’aujourd’hui ». Ces mots-là résument ce qu’elle est.

On termine par une séance de photos, en noir et blanc, genre collodion, sans prétention. J’ai la pression, c’est elle qui est devant l’appareil pour une fois. Et la magie est là, on affine le lien. C’est plus facile avec quelqu’un comme elle, une femme formidable, d’une épaisseur rare, le sourire qui s’est frotté aux épreuves de la vie, à la sensibilité des images, une femme qui, à presque 50 ans, n’a de cesse d’arracher la beauté aux jours qui filent.

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