Les noms de Kharkiv, Mykolaïv ou Vinnytsia résonnent étrangement à nos oreilles alsaciennes et plus particulièrement à celles de nos anciens, Malgré-nous. Après la défaite de la France en juin 1940, l’Alsace fut annexée par l’Allemagne au mépris du droit international. L’Europe ne protesta pas ou si peu. Comme la Crimée. Comme le Donbass.
Deux ans plus tard, en août 1942, dans la forêt de Vinnytsia, le gauleiter de l’Alsace, Robert Wagner, arracha à Adolf Hitler l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans la Wehrmacht et la SS. Nous savons, ici, plus que personne, ce que veulent dire les termes de nazification et de dénazification. Près de 130 000 jeunes hommes de ces deux provinces françaises furent expédiés sur les fronts de l’Est pour combattre les Soviétiques, principalement en Ukraine et en Biélorussie. Ils furent nombreux à choisir la désertion pour rejoindre les lignes russes malgré les conséquences qu’encouraient leurs familles restées en Alsace. Entre 30 à40 000 ne revinrent jamais, morts sur le front ou dans les terribles goulags soviétiques.
Durant leur folle course vers la liberté, dans les plaines ukrainiennes, ces terres de sang où avaient sévi la grande famine Holodomor et l’invasion allemande, ils trouvèrent des hommes et des femmes qui leur offrirent un peu de lait, des œufs, du pain, un toit. Des hommes et des femmes qui virent avant tout des êtres humains brisés par la guerre, des victimes se déclarant « Franzuski », « Français », avant d’être les porteurs d’un uniforme honni. Parmi les derniers souvenirs que les mémoires de nos grands-parents laissèrent échapper au fond de leurs maisons de retraite figuraient cette pomme de terre et ce lit qu’ils avaient partagés avec ces Ukrainiens. Ces derniers avaient accepté d’avoir faim. D’avoir froid. Pour nous. Pour beaucoup de nos aïeuls, cela ne changea rien à leur triste sort. Et pourtant cela changea tout. Car l’humanité, à cet instant précis, durant ce bref moment, au milieu des ténèbres, changea.
À Wissembourg, comme dans de nombreuses villes alsaciennes, nous avons ouvert nos bras et nos maisons aux réfugiés ukrainiens. Car consciemment ou inconsciemment, notre esprit poli par les récits de nos aïeuls nous a préparés à cet instant, à ce moment où l’Histoire vous rappelle à l’ordre, une ou deux fois dans une vie humaine, et vous pousse à choisir, à agir. Alors oui, pour regarder nos ancêtres, nos enfants et l’Histoire dans les yeux, nous accueillons ces réfugiés comme s’ils étaient nos frères et nos sœurs et avec qui nous partagerons le pain, le lait, les œufs et un toit. Nous scolariserons leurs enfants dans nos écoles. Nous les inscrirons dans la vie sociale de notre cité. Nous connaissons, nous Alsaciens, mieux que personne, le prix de l’injustice. Longtemps, elle a été tue. Et elle s’est transmise de génération en génération. Aujourd’hui, nous avons, à travers ces gestes, l’occasion, non pas de rattraper le passé, mais de briser la fatalité, d’être fiers de nous-mêmes.
Pour que des fleurs puissent pousser sur les fosses communes où résident nos anciens. Pour assécher les larmes de nos mémoires sur les sourires des enfants ukrainiens qui entreront dans les écoles alsaciennes.