J’ai toujours aimé les voitures anciennes. Je ne suis ni collectionneur ni spécialiste, mais il y a un truc dans ces bagnoles qui me plaît. Elles ont une âme, une personnalité. Elles viennent d’une époque où le moteur d’une Alfa se reconnaissait à trois cents mètres, où la robustesse d’une Audi n’avait pas d’égal, où les Rover s’affichaient avec un habillage en véritable ronce de noyer.

Au milieu de ce patchwork de courbes, de couleurs, de décibels, il y avait la Jaguar Type-E et ce capot interminable. Une vraie curiosité. Une gueule. Alors quand on m’a dit que je pouvais rencontrer Michel et monter à bord de sa Jag’…

Pas si sage que ça

Il est simple Michel. 52 ans, belle allure, tout en flegme. Presque british quoi. On sort la Jaguar du garage. « C’est pas tous les jours quand même », commence Michel, avec une petite étincelle dans l’œil. « Il fait beau, on a envie, c’est essentiel pour avoir du plaisir avec ce genre de voiture. » Autant le dire tout de suite, dépassé le 1m85, il faut un peu se contorsionner pour entrer ou s’extraire de la voiture. Le cuir rouge est accueillant, et je suis comme un gamin devant les différents compteurs, manettes et autres jauges. Clic. Un bruit sourd se fait entendre. Michel a enfilé ses gants, mis la petite clé de contact. La Type-E démarre au quart de tour, dans un vrombissement presque guttural. On n’a pas affaire à un rossignol italien, et l’on sent déjà que la belle duchesse a planqué un croc de boucher sous ses jupons.

« Le moteur n’est pas tout à fait d’origine », prend soin de préciser le propriétaire. « Il a été préparé, mais c’est quand même un moteur de course qui a gagné les 24 heures du Mans à son origine. » Pour pousser, ça pousse. En sortie de rond-point, je me retrouve collé à ma portière, que j’avais mal claquée (trop de déférence pour l’engin). « C’est pas grave, t’as une sécurité », rigole Michel, après le petit coup de klaxon de la camionnette qu’on vient de dépasser.

« On ne possède jamais le mythe qu’elle véhicule »

C’est sûr, on attire les regards. « C’est un plaisir un peu égoïste, mais on le partage sur la route. Même si on la possède, on ne possède jamais le mythe qu’elle véhicule. » Chaque accélération est une poussée d’adrénaline, un mélange de sensations qu’on avait un peu oubliées depuis notre enfance, quand la Granada de papa sentait l’huile et les vapeurs d’essence. Ce qui frappe dans cette Jaguar, c’est que tous les sens sont en éveil. On apprécie les courbes, on admire les sons, et on se laisse envoûter par les odeurs. Ça, c’est le petit coup de génie de Michel : « J’ai pu appuyer sur le côté olfactif en travaillant sur les corps creux… On injecte une résine pour qu’elle ne rouille pas, et suivant l’odeur des insonorisants, du cuir, on peut travailler ça ! »

On en arrive au sujet de la reconstitution de cette voiture, arrivée sur le sol français à l’état de presque épave. « Tout le fond de la voiture était pourri, le moteur rouillé, elle n’avait pas de freins », en rigole aujourd’hui le super bricoleur. « Il y a 2000 heures de travail cumulé, entre la sellerie, la carrosserie, le moteur… Trois ans et demi en tout. Ce qui est incroyable, c’est la première fois que tu te retrouves à un feu rouge, dans le flot de la circulation et de se dire, voilà, elle roule. »

La bête – ou la Belle – affiche aujourd’hui 5000 km au compteur, loin de sa terre natale, et là où elle a fait ses premiers tours de roue. « C’est presque une première main. Elle a passé toute sa vie dans l’État de New York. Le premier propriétaire l’a gardée huit mois, et le deuxième jusqu’à la fin. C’était un grand juge, un grand collectionneur de Jaguar. Une voiture reconstruite, on peut considérer qu’elle a perdu son âme. C’est pour ça que je lui ai laissé son compteur en miles et son volant d’origine, pour qu’il lui reste quelque chose de sa vie d’avant… »

Un rêve qui aura mis 40 ans à se concrétiser

Les quelques minutes suivantes se font en silence, dans une forme de solennité informelle qui s’installe quand on évoque l’âme des choses et des gens. Cette voiture, c’est plus qu’une voiture. C’est un rêve de gosse qu’il a fallu concrétiser de ses propres mains. « La première fois que je l’ai vue, c’était chez mon cousin, c’était une Majorette, elle m’a époustouflé… C’était déjà une vieille, c’était dur de s’intéresser, il valait mieux s’intéresser à une Porsche avec un aileron… donc je n’ai rien dit, et il m’a fallu 40 ans pour l’acheter ! » Et lui redonner vie.