Le 13 novembre 1917, je suis attablé à la Vignette, à Strasbourg, avec mon ami le peintre Charles Spindler. À l’hôtel de cette Winstub logent des acteurs berlinois venus tourner un film patriotique qui va prouver que l’Alsace est bien allemande et qu’elle désire le rester. Le scénario raconte qu’un jour de grisaille d’automne, l’officier prussien Schwaab vient prendre ses quartiers dans la maison d’une vieille famille alsacienne. La jeune fille Claire tombe sous son charme, mais le garçon Viktor montre son hostilité, on comprend qu’en ces jours de guerre, il est « encombré de traditions françaises ».
D’ailleurs il vend des livres français pour le compte d’un bouquiniste strasbourgeois. L’officier allemand est dans le civil maître de conférence en Histoire, une séquence qui permet de retracer les racines profondes de l’âme allemande de Strasbourg. À la fin du film, un horrible aviateur français lâche une bombe sur la maison, l’officier tombe à terre, la jeune fille le prend dans ses bras avec tendresse, il sort de son étourdissement et le garçon honnit enfin les Français qui bombardent sa ville tant aimée. La subtilité du scénario est de montrer que la germanité est comme une donnée génétique, science nouvelle, de l’âme alsacienne. On ne sait si les Alsaciens ont été convaincus par ce film de propagande. Odile Gozillon-Fronsacq, historienne du cinéma alsacien, en a retrouvé la trace sans réussir à en dénicher une copie dans les archives des cinémathèques européennes. Spindler me dira qu’en 1918 il a assisté à une projection de ce film, Le Bouquiniste de Strasbourg et lorsque le Prussien embrassait l’Alsacienne, des sifflets partaient des tribunes.
L’historienne a fait œuvre d’archéologue en exhumant des vestiges oubliés ; on sait que la conscience cinématographique s’est développée bien après l’émergence de la technique. L’Alsace a établi un rapport privilégié avec cet art, sa très forte vie communautaire incitant les habitants à se rassembler pour de tels spectacles. Et c’est le banquier alsacien Albert Kahn qui eut la prémonition de son impact en constituant à l’aube du XXe siècle les immenses Archives de la planète, des films documentaires tournés dans le monde entier. L’historien Georges Bischoff écrira que l’Alsace mérite un sixième C, Choucroute, Cigogne, Colombage, Coiffe à ruban, Cathédrale, et Cinématographe !
Cinéma et Alsace, Odile Godillon-Fronsacq, 2003, édition Association française de recherche sur l’Histoire du cinéma.