Votre père, Bernard Reumaux, a été à la tête de La Nuée bleue de 1989 à 2018, était-ce écrit que vous lui succéderiez ?
Mathilde Reumaux : Non, moi je suis historienne et germaniste de formation et j’ai commencé en free-lance à La Nuée bleue en 2006. J’ai fait du suivi éditorial et de l’iconographie, puis j’ai été embauchée en 2010, alors que la maison faisait partie intégrante des DNA, c’était une marque. Mon père était rédacteur-en-chef adjoint des DNA, ce qui n’est pas mon cas. En 2014, La Nuée bleue quitte les DNA, pour l’entreprise EBRA éditions : depuis 2018, j’ai à la fois la direction éditoriale et celle de l’entreprise. Mais, bien sûr, mon père m’a formée au métier d’éditrice.
Avez-vous des souvenirs d’enfance dans ces bureaux ?
Je suis tombée dans la marmite comme Obélix, j’ai des souvenirs d’épreuves ou de manuscrits qu’il ramenait à la maison ou des salons du livre où j’allais avec ma mère et mes sœurs, des réunions de travail avec des auteurs avant le bouclage… Je fréquentais déjà ce monde.
Le livre des 100 ans d’édition est disponible chez les libraires, quel est le principe ?
Marquer le coup, c’est déjà raconter l’histoire. On avait peu d’archives, cela fait des années que Catherine Maurer collecte des informations. Il faut savoir d’où on vient pour savoir où on va et partager cette histoire. Je me suis dit que tout le monde n’allait pas se ruer dessus, mais on avait envie d’encourager les gens à aller en librairie : pour l’achat de deux livres de La Nuée bleue, il est offert jusqu’au
14 octobre.
Quelle est la spécificité de votre maison d’édition ?
Il y a eu des époques différentes, le monde a changé cent fois ! On est à la fois une institution, parce qu’on dépend du groupe de presse des DNA, donc on est solide, mais en même temps, on affiche une certaine légèreté et une liberté, on parle d’une Alsace décomplexée, sans tabou. Même si on fait des livres très grand public, on a des sujets historiques qui dérangent ou qui sont abordés avec une nouvelle vision des choses. Et je crois que notre logo, le héron, le symbolise bien, il a sous lui la ligne des Vosges, et il s’envole : il est à la fois ancré au terroir, et s’envole vers la nuée, en sortant de son cadre.
Quelle orientation donnez-vous à l’édition aujourd’hui ?
Nous sommes un éditeur généraliste, mais aussi régional. La politique que je mène et qui s’accélère, c’est d’avoir plus de collections identifiables graphiquement. On a commencé avec L’histoire est un roman, puis Graine d’histoire pour la jeunesse, l’idée étant d’apprendre une partie de l’histoire de l’Alsace sans s’en rendre compte ; les Classiques de La Nuée bleue, des rééditions de témoignages ou d’histoire, épuisés souvent, ce sont des livres référence mis à jour. J’essaie aussi d’avoir de nouveaux auteurs ; à un moment, on aurait pu rater le pas des nouvelles générations, mais je pense qu’on a réussi à rajeunir le lectorat.
Vous avez tenté l’expérience du livre numérique avec L’histoire est un roman, est-ce un projet d’avenir ?
On n’a pas dépassé les dix exemplaires ! (rires) Mais on a récemment accueilli le Verger éditeur avec Pierre Marchant, qui, lui, décline Les Enquêtes rhénanes en numérique et en vend. Donc on va voir comment ça peut prendre… Dans une maison d’édition, il y a mille pistes de développement, et moi stratégiquement, je n’ai pas d’appétit pour ça. En revanche on va expérimenter de l’audio, dans la collection Graine d’histoire, ce sera un livre enrichi de musique, de bruitages, avec des comédiens, comme un film audio.
Vous n’avez donc pas d’inquiétude pour le livre papier, on repart pour 100 ans ?
Non, c’est un temps différent, on est déconnecté quand on lit un livre papier, alors qu’on est envahi d’écrans toute la journée, on s’extrait de ce monde à toute allure. Quand on rêvasse à la maison ou dans son fauteuil au jardin, je n’ai pas d’inquiétude sur la pratique du livre papier. Mais la réalité du monde de l’édition, c’est que c’est une industrie, le nombre de nouveautés a explosé en 20 ans ! L’inquiétude vient plutôt de comment on garde un modèle économique qui ne soit pas phagocyté par les très gros éditeurs. En revanche, on se rend compte que certains enfants n’ont pas de livres à la maison, et ça, c’est inquiétant, car il y a peu de chances qu’ils en prennent en main plus tard.
Les Petits gâteaux d’Alsace,
le best-seller aux 150 000 exemplaires
Depuis son petit village du Sundgau, Suzanne Roth raconte comment son livre de recettes publié en 1986 est devenu le best-seller de La Nuée bleue : « Mon idée, c’était de sauver un patrimoine. Mon premier livre, Les recettes de nos grands-mères, avait déjà eu un succès énorme, donc c’était normal de m’attaquer aux petits gâteaux. Jamais personne n’en avait parlé dans un livre ». Elle se souvient avoir été « dans le bain dès l’enfance, avec une maman qui était très bonne cuisinière », et vouloir contrer « la petite vie moderne qui commençait, avec le micro-ondes, les plats cuisinés ».
Comme dans toutes les familles, Suzanne a hérité « des papiers et des carnets » de sa maman, et elle-même a testé ses recettes : « Chez moi c’est du vrai, il y a une âme ».
Enfant, Mathilde Reumaux se souvient avoir eu entre les mains le petit livre, et en parle comme « un support de transmission. On le réimprime souvent, mais on ne touche à rien parce que c’est comme ça qu’il plaît ! Il y a des centaines de livres sur les bredele, mais celui-là est sacré et magique ». Si la couverture rétro n’a jamais changé, c’est parce que le livre se transmet : Suzanne Roth est émue par ce côté affectif lorsqu’elle fait des dédicaces à trois générations !
Elle est même allée jusqu’en Asie, Afrique du nord ou au Canada pour signer les recettes alsaciennes… À 80 ans, avec quatre petits-enfants et un arrière-petit-fils, elle prépare un neuvième livre de cuisine, car Suzanne a « toujours quelque chose sur le feu ».