Maxi Flash : Vous êtes le premier pasteur de votre famille, quel est votre parcours ?
Michel Weckel : Le premier et sans doute le dernier ! Quand j‘étais adolescent, j’ai fait des rencontres intéressantes dans des mouvements de jeunesse protestants, j’ai vécu des week-ends à thème où l’on discutait de non-violence, d’écologie, d’amour… Il y avait une liberté de parole, et mon choix de m’orienter vers des études de théologie est directement dicté par ces rencontres. J’ai été pasteur en paroisse, puis pendant 20 ans responsable de la Cimade qui accueille les réfugiés, les sans-papiers, les migrants, avant un poste de chargé de mission à la direction de l’Église protestante. Aujourd’hui, je suis aumônier à l’hôpital.
Où avez-vous grandi ?
Mon père est de Strasbourg, j’y ai grandi. Du côté de ma mère, nous avons des attaches en Alsace bossue, à Pfalzweyer, du côté de la Petite-Pierre. Cet ancrage familial est important, car j’y ai passé beaucoup de temps pendant mon enfance, et c’est la région où se situe l’action de mon livre, au château de Hunebourg. C’était le haut lieu du régionalisme luthérien, fanatiquement pro-allemand, à quelques kilomètres des vacances que je passais chez mes grands-parents…
Comment est né votre intérêt pour ces protestants qui ont basculé du côté allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale ?
Il y a quarante ans, j’étais tout jeune pasteur, et en juin 1984, le FN a fait pour la première fois 11% à l’élection européenne. À l’époque, ça nous paraissait totalement sidérant, on n’y était pas habitué. J’ai constaté cela dans les régions luthériennes d’Alsace du Nord : Wissembourg, l’Outre-forêt, le pays de Hanau, l’Alsace bossue et une partie de la Moselle. Et ça nous renvoie à l’actualité d’aujourd’hui (entretien réalisé le lendemain du 1er tour de l’élection présidentielle, NDLR) : c’est absolument effrayant, dans les villages que je connais bien, Le Pen a fait entre 40 et 46% ! Et cette évolution, je l’observe depuis 40 ans ! On bat tous les records. De la place qui est la mienne, je me suis demandé quel est le rapport entre l’importance du vote d’extrême droite et le passé historique de ces régions ? Or on n’en a jamais parlé, c’est ce qui m’a donné envie de faire des recherches. Bien entendu, c’est seulement un niveau de l’explication du vote.
Comment vous y êtes-vous pris pour étayer votre thèse de départ ?
Un élément très important dans ma recherche a été l’accès aux archives de l’épuration rendu possible seulement en 2015 : j’ai pu mettre le nez dans des dossiers qui n’ont pas été consultés depuis la fin de la guerre. J’ai lu des dossiers individuels de gens jugés, condamnés, des rapports des RG, de la sûreté nationale, de la police, sur des pasteurs, des membres de familles de pasteurs, toute une histoire s’est déroulée avec des données nouvelles. La curiosité m’a poussé à avoir des conversations avec des pasteurs retraités, de la documentation dans des ouvrages historiques, des thèses de doctorat, la bibliographie est assez conséquente !
Et avez-vous pu vous entretenir avec des descendants de protagonistes ?
J’ai pu parler avec des fils ou petits-fils des personnages qui sont nés à la fin du 19e siècle et sont décédés. Je me suis rendu compte que certains connaissent l’histoire, mais pas forcément tout. Mes recherches m’ont permis de comprendre que l’oncle d’un tel s’est engagé dans la SS, mais mon interlocuteur ne savait pas qu’il a travaillé dans une milice paramilitaire en Bretagne ou pour le Sicherheitsdienst à Paris, c’est-à-dire des gens qui ont fait des choses pas très propres. J’ai trouvé des détails parfois accablants, sept ou huit personnes ont par exemple été nommées dans la SS par Heinrich Himmler lui-même le 6 septembre 1940 quand il a rendu visite à la clique luthérienne à Hunebourg. Leur descendance ne le sait pas forcément…
Justement, une photo d’archive au milieu du livre concerne Heinrich Himmler…
Même mes interlocuteurs historiens ne la connaissaient pas. On voit Heinrich Himmler devant le donjon avec Fritz Spieser et son épouse, qui étaient les châtelains de Hunebourg. Je l’ai trouvée en surfant sur internet, sur un blog d’un amateur d’histoire anglais. Je pense qu’elle n’a jamais été publiée…
Pourquoi ces affaires de compromission avec les nazis ont-elles été passées sous silence si longtemps ?
Après la guerre, c’était gênant de reconnaître que tel oncle ou tel cousin était engagé volontaire dans la Wehrmacht ou la SS, même toute une flopée dans le renseignement à Paris, le Sicherheitsdienst, ou la Gestapo… Tout a été refoulé, occulté, et si on ne parle pas de choses, on finit par les oublier. J’ai voulu apporter ma contribution à la mémoire collective, c’est-à-dire lever le couvercle sur tous ces non-dits, ces silences qui ont plombé l’atmosphère dans l’Église protestante.
Peut-on avancer des chiffres ?
Plusieurs dizaines de personnages, des pasteurs, des médecins, des avocats, des universitaires, des enseignants, un ou deux journalistes et ce ne sont que les responsables de la mouvance… Mais dans la Jungmannshaft, ce sont 2000 bonhommes, des artisans, des gens des villages. Des chiffres pas anecdotiques donc, une vraie mouvance.
Mais il y a aussi eu des résistants, côté protestant…
Encore heureux ! Ce réseau luthérien est minoritaire, les autres n’étaient pas pro-allemands fanatiques. Et certains étaient dans la résistance, il y a des noms et des photos, bien qu’ils ne soient pas les plus nombreux.
D’où vient le sigle S barré, celui de la Jungmannshaft ?
Le Wolfsangel, ou crochet de loup, date du Moyen-âge, c’est un sigle fasciste et nazi dès les années 20. Et moi je découvre que la fameuse Jungmannshaft alsacienne et mosellane utilisait des drapeaux et des brassards avec ce sigle ! Ce qui est dingue, c’est qu’il est actuellement utilisé par les milices néonazies ukrainiennes, il est resté un sigle de ralliement des mouvances néonazies européennes. Ça montre bien que c’est un sigle qui depuis un siècle est réellement fasciste…