C’était un prof génial, Spiecher, en 5e dans les wagons salle de classe du petit lycée, bien avant mai 68. Prof de français, mais il nous faisait aussi l’histoire ; il nous expliquait des mots simples, liberté, égalité, fraternité. Et d’autres comme, je m’en souviens, le mot anticonformisme. Ne pas toujours croire ce que l’on vous dit, « exercez votre esprit critique », répétait-il. On rédigeait avec lui un journal de classe, polycopié, Les Grands de Demain. Il nous avait fait peur avec un inspecteur qui allait venir. Il fallait se préparer à l’inspection. Quand on entendra toc toc toc à la porte, Jund se lèvera et récitera Les sanglots longs, puis le prof dira, « c’est bien assieds-toi, bonjour Monsieur l’Inspecteur » qui va s’asseoir au fond de la salle en disant continuez comme si je n’étais pas là. Ensuite Spiecher interrogera Bourrel et posera une question et c’est moi Perrin qui lèverai la main et répondrai. Après, il y aura la partie où chaque élève doit corriger son voisin et le prof passera entre les tables.
L’inspecteur n’est jamais venu, mais on répétait à chaque cours en échangeant les rôles. C’était certainement l’Atelier-Théâtre. Il nous a bien eus le prof, mais de toute façon, on l’adorait. Et il nous faisait écrire des rédactions qui racontaient les répétitions avec l’inspecteur. Spiecher était peut-être le seul prof sans surnom, comme Savate le prof d’anglais, PPCM petit prof comme Maillet le prof de math, Mickey le prof de musique. Spiecher nous a fait faire en français un exercice de maths en nous expliquant tout. Et l’heure d’après, en math, miracle, on avait compo surprise avec le même sujet ! On a tous eu une bonne note ! Spiecher avait dû espionner en salle des profs ! Un autre jour il nous a tous engueulés, et vraiment pour rien. Et personne n’a osé protester. Alors, il nous a raconté que pendant la guerre, sa famille ne s’était pas laissée faire par les Allemands, au risque d’être fusillée. Il avait des larmes aux yeux. Il a insisté pour que nous ses élèves on ne soit jamais comme un troupeau de moutons. Et que chacun ait toujours sa propre personnalité.
Un jeudi, il nous a emmenés faire une balade à vélo. On s’est arrêtés pour regarder tous exactement le même paysage, chacun devait de suite le décrire et chaque rédaction fut différente, on voyait tous autre chose. On s’est ensuite arrêté dans un village où il nous a payé un coca au restaurant. On a tous eu 18, premier ex aequo dans le bulletin, le paysage c’était en fait la note de compo de rédaction. Ça nous a drôlement remonté la moyenne ! L’année suivante, Spiecher n’était plus là, peut-être que les autres profs qui ne l’aimaient pas l’avaient viré ? Maintenant quand j’entends toc toc toc à une porte, je sais pourquoi j’aime les profs, le théâtre et le journalisme.