Robert Doisneau, son voyage en Alsace

Les photos du légendaire photographe ne montrent pas la réalité de la vie en 1945, quelques semaines après la fin de la guerre. Normal, car Robert Doisneau a été envoyé par l’éditeur mulhousien Pierre Braun dans le but de réaliser un guide touristique. Il n’a jamais été publié et les photos sont restées « cachées » jusqu’en 2008, l’année de la première édition du livre (réédité cette année) et de l’exposition qui l’accompagnait. Rencontre avec Anka Wessang, la directrice du Club de la presse dans la région et coauteure de cet ouvrage magnifique.

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Vente de vaches à Oberseebach en 1945 ©Robert Doisneau

« Comme la première édition a été un vrai succès, les éditions Flammarion ont décidé de proposer une version plus petite et moins chère », raconte Anka Wessang qui a signé les textes avec Vladimir Vasak. Au départ ce sont les filles du photographe, Francine Deroudille et Annette Doisneau qui ont proposé au journaliste qui travaillait alors pour Arte de découvrir le travail de leur père. « Quand Vladimir a vu ce trésor qui n’avait jamais été montré, il n’a pas hésité, il m’a proposé d’organiser une exposition avec le Club et la Région, et de faire un livre. Nous avonseffectuédesrecherches,sillonnél’Alsace, rencontré des historiens pour être plus proches de la réalité de cette époque. C’était un travail formidable », s’enthousiasme encore Anka.

Le travail d’écriture a consisté à contextualiser les photos, car le photographe a montré une Alsace éternelle, avec de belles images, des petites filles, de jolis paysages et des sourires dans les villages, alors que des femmes étaient rasées, que l’époque était à la dénazification. L’épuration était en cours, les Alsaciens réglaient leurs comptes. Des villages entiers étaient rayés de la carte.

Si le reportage dans cette Alsace tout juste libérée est une vision « hors du contexte historique si lourd », la raison est simple. Il s’agissait d’une commande de l’imprimeur et éditeur Pierre Braun de Mulhouse, avec qui Doisneau avait déjà travaillé sur d’autres régions de France et dont les publications d’après-guerre ont souvent cherché à montrer l’attachement de l’Alsace à l’hexagone. L’ouvrage devait être un guide touristique pour inciter les Français à revenir dans une Alsace à l’image abîmée.

Alors, moins d’un an après ses fameuses photographies de la Libération de Paris, Doisneau est retourné en Alsace, région qu’il avait découverte à l’automne 39, il était un jeune photographe de 27 ans mobilisé comme simple soldat et embarqué dans cette drôle de guerre. Il avait passé des semaines dans le froid et l’humidité, à attendre l’ennemi allemand. Malade, il fut démobilisé avant la déroute de l’armée française et l’abandon de l’Alsace aux nazis. Il passa le reste de la guerre à Montrouge près de Paris, fabriquant dans son atelier de faux papiers pour la Résistance. Il garda un mauvais souvenir de l’Alsace, avant d’y revenir en 1945, deux mois après l’armistice pour la commande de Braun.

DES ARCHIVES INCROYABLES D’UNE ALSACE AUSSI BELLE QUE FRANÇAISE

Le jeune photographe passa à Wissembourg, Obersteinbach, Lembach ou Oberseebach (voir photo) en Alsace du Nord, mais aussi à Saverne et Strasbourg avant de descendre plus au sud. Les photos montrent logiquement un territoire sans les stigmates de la guerre. On peut même imaginer pourquoi il n’existe pas de photo de Haguenau : « Il a fait son job sans volonté politique », poursuit Anka. Le guide en question ne sera jamais publié et les images sont restées dans les archives de l’Atelier Robert Doisneau à Montrouge parmi 400 000 photos répertoriées et classées dans des carnets.

En se mettant à distance de son sujet, d’une façon atypique pour lui, Doisneau révèle une dimension oubliée de son œuvre : « Celle d’un photographe paysagiste, maître de la composition, tout en restant un curieux généreux, un anthropologue de toutes les France, un témoin bouleversant et intime de la vie quotidienne. Ce livre est important parce que pour beaucoup, Doisneau c’est plutôt Paris, Les Halles, le Baiser de l’hôtel de ville, alors qu’il a beaucoup travaillé en région. Ses filles, très minutieuses avec le travail de leur père, ont adoré le décalage entre les photos et le texte qui rappelle les étapes de cette histoire douloureuse de l’Alsace », lance Anka Wessang. Doisneau a voulu démontrer que cette région était aussi belle que française, qu’elle cultivait à sa manière, dans ses forêts, son folklore, ses enfants, un art du bonheur de vivre. Et c’est très réussi, car « Honnêtement, je crois que les gens s’intéressent moins au texte qu’aux photos de Robert Doisneau », conclut l’auteure.