Simone Morgenthaler, l’âme câline

Elle est l’une des grandes dames de la culture alsacienne. Avec ce 26e livre, Simone Morgenthaler poursuit son combat pour la défense de sa langue maternelle. Cet ouvrage qui rappelle le sens des mots doux de l’enfance, est le 1er d’une trilogie. Au printemps paraîtra Les mots cochons, et en septembre prochain Les gros mots. Des mots qu’elle aime passionnément, sa quête permanente. Et ça tombe bien, la période de Noël est le plus beau moment pour une rencontre avec Simone, comme une Sàmmetdeebel.

0
1071

L’acte d’écrire est toujours nécessaire pour vous ?

J’ai parfois le sentiment, par exemple pour Les saisons de mon enfance, de regarder le monde comme lorsque j’étais enfant, et qu’il faut que je me dépêche d’écrire, car cet état ne va pas durer longtemps. On est parfois dans des états… Je ne sais pas d’où ça vient et quel médium nous sommes à ce moment-là, mais peut-être que l’on sert d’intermédiaire. Je suis souvent étonnée que cela vienne de moi.

Vous évoquez votre enfance autour de la langue maternelle. Nos mots doux est une superbe réponse à la violence du monde.

Oui, c’est vrai. C’est pour cela que j’ai commencé par celui-là, avant la suite de la trilogie. C’est facile d’écrire sur la douceur. Il fallait un peu de douceur après ces mois difficiles où le monde a été malmené. Il y a tant de violence. Les gens sont parfois agressifs et portent cette violence. On a souvent dit que j’étais une gentille d’une façon péjorative, or pour moi, c’est une manière d’avancer dans la vie, une puissance aussi. On peut en être fier. Alors oui, ces mots doux sont complètement reliés à mon enfance. Une enfance très modeste. À la maison, il n’y avait pas beaucoup de livres, mais un dictionnaire que ma maman avait gagné quand elle avait quatorze ans, et je me promenais dedans, je voyageais. Aujourd’hui encore, quand je cherche quelque chose, il m’arrive de rester une heure dans le dictionnaire, car je suis allée vers d’autres mots. Quels beaux voyages !

Votre fille Lucille Uhlrich illustre une fois encore la couverture, c’est elle qui vous a donné l’idée de ce livre ?

Oui. Elle me pousse à écrire tant que je peux pour que reste ma langue maternelle -c’était aussi la sienne jusqu’à la maternelle- ensuite, comme beaucoup d’enfants, elle me répondait en français. Aujourd’hui, son travail artistique revient à cela, à une langue perdue qui est au fond d’elle, une interrogation. Elle aimerait que ces mots restent quelque part, qu’on ne les oublie pas. En pensant à ce projet, les mots sont revenus petit à petit dans une infinie douceur, car c’est le lien avec mes parents, mes copains et mes copines du village. C’était une façon de rendre hommage à Haegen où je n’habite plus maintenant, mais qui m’a donné ces mots que tous les Alsaciens peuvent lire. Par exemple, moi je dis Lammele pour le petit agneau.

Ces mots sont-ils plus doux à vos oreilles en alsacien ou en français ?

En alsacien, car en français ils ne portent jamais toute l’atmosphère à laquelle ils sont liés. Ils sont d’une telle beauté qu’en les traduisant, c’est parfois ridicule. Si je vous dis que « vous êtes un scarabée d’or », vous n’allez pas prendre cela comme un compliment alors que Goldkafer est chargé d’une grande douceur, comme pflümewëich alors que si je dis «doux comme une prune» en français, on me regarde bizarrement.

Parmi les nombreux mots de ce livre, il y en a un que tout le monde connaît en Alsace, c’est Schmùtz, le baiser.

Il faut dire que l’alsacien est plus vieux que l’allemand. Dans le dictionnaire étymologique allemand, le Duden, je trouve souvent les racines de certains mots qui ne sont plus utilisés en allemand, mais qui existent encore ici.

Dans ce livre vous racontez des anecdotes comme celle de Tomi Ungerer que sa maman aimait beaucoup, il disait même qu’elle l’écrasait.

Oui. Tomi a sauvé sa mère de la dépression, elle avait déjà trois enfants quand il est arrivé, il était son chéri. Elle lui donnait des noms qui le gênaient terriblement comme Mìschtkratzerle (petit gratteur de fumier, c’est à dire poussin). Il reconnaissait qu’il a fui à New York pour s’éloigner de sa mère.

Dans Nos mots doux, il est beaucoup question d’amour, mais il y a aussi une large place pour les comptines. Pourquoi ?

C’est la mémoire populaire. Je me dis que tout cela a été transporté pendant des siècles, c’est toujours là. Même si ces comptines sont souvent un peu machistes ou simplettes, elles sont d’une telle poésie ! Elles évoquent le respect des autres, la recherche de l’élu de son cœur, la fidélité. Je les ai entendues dans mon enfance. C’est important qu’il en reste des traces.

Vous poursuivez votre travail dans les deux langues, vous dites que c’est un partage joyeux et nécessaire.

Oui. L’alsacien a été mon unique langue pendant mes six premières années, et c’est déterminant dans la vie d’un humain. J’ai été très heureuse d’aller à l’école pour découvrir l’écriture, mais je n’étais pas préparée, car on n’enseignait pas l’histoire, on n’expliquait rien aux enfants, pourquoi il était interdit de parler l’alsacien, pourquoi on pouvait être puni. On ne savait pas ce qui était mal. J’ai appris très vite le français et j’ai été tellement heureuse de savoir écrire. À presque 70 ans, je fais ce que j’aime, je fais le lien entre les deux langues que je porte, j’écris mon amour de l’alsacien, cela me fait du bien. Ma liberté de parole est une grande richesse.