Simone Morgenthaler – « Le corridor, un texte saisissant de Germain Muller »

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Je m’appelle Igor Raskorowitz.

Je suis de quelque part, d’un corridor,

Entre deux familles qui ne sont pas d’accord.

Lorsque la guerre en Ukraine a démarré, j’en fus si atterrée que je n’avais pas l’âme à partager sur mon site (www.simonemorgenthaler.com) des recettes dont les internautes sont généralement friands. La voix et les mots de Germain Muller sont revenus à ma mémoire, lancinants et insistants. C’est la voix de Germain qui m’occupait toute entière. Je suis retournée vers un enregistrement des années 60, conservé par l’INA, de son texte « Le corridor ».

C’est un Germain Muller inattendu que l’on découvre en ces mots. Le texte poignant ne figure pas parmi les plus connus. Il est écrit en français et Germain Muller l’interprète avec une impressionnante justesse, en prenant un accent slave. Comment ne pas penser à la guerre en Ukraine en écoutant ce texte fort ? Il parle de la guerre, de l’errance, de l’intégration et de la difficulté d’être apatride. Quelle humanité, quel talent, quel trait de génie, me suis-je dit en visionnant à nouveau Germain dans l’interprétation de son texte qu’il a écrit en 1946. Il avait 23 ans alors, âge auquel il a fondé le cabaret Barabli. Il fera interpréter ce poème l’année suivante par le comédien Raymond Vogel, qui faisait partie de la troupe du cabaret, avant de le jouer devant les caméras de la télévision régionale dans les années 60.

L’INA a classé ce texte dans la catégorie « sketches ». Il n’a rien d’amusant. C’est un texte grave, un texte de désespoir qui évoque les apatrides, ceux qui, comme des fétus de paille sont ballottés à droite, à gauche, selon la force des vents politiques, impuissants, sans maîtrise sur leur vie. Ce poème parle d’un homme qui est à l’Est, dans un «Grand Est» qui va jusqu’en Pologne ou aux Balkans, voire plus loin.

Le mot corridor fait irrémédiablement penser au corridor de Dantzig. Mais on ne peut s’empêcher de pousser un peu plus à l’est, et de penser à l’Ukraine.

Je m’appelle Igor Raskorowitz.

Je suis de quelque part, d’un corridor,

Entre deux familles qui ne sont pas d’accord.

Ce texte de Germain Muller fait penser aux apatrides. La notion d’appartenance à un peuple était un thème qui l’occupait sans cesse, tant l’appartenance à un peuple fut un thème récurrent pour l’Alsace, ballottée de ce côté-ci du Rhin et de l’autre, entre deux terres, deux cultures dont aucune ne représentait la sienne, prise en étau dans un jeu de puissances voulant chacune s’approprier ce territoire. Germain a écrit ce texte dans l’immédiat après-guerre. Une euphorie régnait, mais elle était toute superficielle : l’Alsace était en lambeaux, et sa mémoire malmenée pansait les plaies de ses 140 000 incorporées de force dont 40 000 ne sont pas «rentrés».

Germain Muller, en intitulant son texte « Le Corridor », propose ainsi une métaphore de l’Alsace, langue de terre, qui fut longtemps ballottée entre deux nations et deux puissances. Le texte devient universel. Il fait directement référence au Couloir de Dantzig, un corridor polonais qui correspond à une bande de terre qui fut source de conflit et qui déclencha la Seconde Guerre mondiale. Dantzig, ville qui permettait à la Pologne l’accès à la mer baltique, fut convoitée par Hitler, qui voulait venger la décision du traité de Versailles de séparer la Prusse orientale du reste de l’Allemagne. Quatre-vingt-trois ans plus tard, ce sont les ports de Marioupol et d’Odessa qui suscitent la convoitise d’un dictateur. L’Humanité n’apprend pas de ses erreurs, elle répète parfois ses actes les plus vils.

Germain Muller avait 16 ans en 1939. Il avait tout compris de l’inconfort d’être Alsacien, des douleurs assénées à cette bande de terre, entre Vosges et Rhin, qu’est l’Alsace. La sensibilité de son écriture et de son interprétation fait mouche.
« Cet enregistrement m’a donné la chair de poule »
, m’ont écrit bon nombre d’internautes. Ils furent des milliers à consulter la publication et à la partager.

Formidable Germain qui nous touche encore si fort, avec une telle justesse,
28 ans après sa mort !