« Les filles avec nous ! ». Cri du cœur de Mai 68. Nous sortons du lycée, les terminales et même certains troisièmes comme moi, pour faire une manif. À peine devant le musée, voilà les pompiers avec une lance à incendie qui nous arrosent pour nous empêcher de passer ! On contourne l’église protestante par la rue de l’Imprimerie Lévy jusqu’au gymnase du Pensionnat Sainte-Philomène. La grille n’est pas fermée à clé, on entre, on traverse le parquet de la salle de gym et là on s’arrête, car sœur Monique hurle : « Mettez les patins, mettez les patins ! ». « Les filles avec nous ! », mais on fait demi-tour. J’irai ensuite en stop à Strasbourg : mon premier resto U à la Gallia, les coulisses du TNS, des acteurs qui me donnent envie de lire de « vrais livres ». Je vais réussir mon BEPC et le concours d’entrée en seconde AB du lycée commercial, mais on me fait redoubler la troisième ; je découvrirai des années plus tard en fouillant les archives du bahut que c’était pour « raisons disciplinaires ».
Tout change. La ville vend les appartements du bloc du 1, rue des Fourmis à une société qui les revend en vingt-quatre heures ; les loyers doublent ; les familles ne savent pas s’organiser efficacement contre la Sogestim; le procès est perdu ou peut-être n’a-t-il même pas eu lieu. Maurice, l’épicier de la route de Marienthal, a fermé. Thérèse, la vendeuse de la Coop, change de succursale après vingt ans rue des Cigales, on va lui rendre visite à vélo. Au Marxenhouse, on ouvre un magasin comme un entrepôt ; on se sert tout seul et on paye en sortant, l’huile est moins chère.
On veut vivre en communauté. On loue l’appartement de madame Lembach, qui est partie ; des copains : Michel, le prof de chimie du lycée, fana d’alpinisme ; Jean-Guy, le cinéphile ; et des copines. Pion à Haguenau, étudiant à Strasbourg, le copain me pique la copine. La rue des Fourmis s’éloigne.
Ensuite, Mai 68, on le revit par procuration, année après année. De formidables incitations pour les choses de l’esprit, les festivals pop à l’île de Wight ou à Rotterdam (j’ai dormi pendant Jimi Hendricks, on ne connaissait pas le programme ; j’ai fait des photos de Pink Floyd avec Syd Barrett caché dans un coin) ; le théâtre In et Off à Avignon; la littérature et Flaubert ; le cinéma avec Fassbinder et les comédies musicales, Singin’ in the Rain est mon film préféré ; les découvertes tellement stimulantes à la fac avec des profs géniaux ; les nuits dingues à réviser, trois jours sans dormir ; les examens qu’on n’imagine pas rater, 420 étudiants en première année, 92 en licence ; les trucs pour échapper au service militaire ; les remplacements de boulot dans des journaux ; les voyages loin de la rue des Fourmis.
J’ai 20 ans, le plus bel âge de la vie ? J’ai 20 ans et déjà des souvenirs, ceux de quand j’avais 15 ans. On habitait encore chez ses parents dans le bloc trop petit, pour nos rêves et pour les photos des quatre Beatles de l’Album blanc au-dessus du lit. Et à 15 ans, j’avais écrit à mon amoureuse que je n’osais pas embrasser : « Réveille-moi quand ce sera la fin du monde ».
Ambroise Perrin
Fin du Retour à la rue des Fourmis ; la semaine prochaine, une suite, un regard décalé hebdomadaire, ironique, désabusé, mais optimiste dans le quartier du Bildstoeckel à Haguenau.