Le dimanche 30 décembre 1923, je traîne à la gare de Strasbourg et j’aperçois une famille, les Schneider qui arrivent de Paris. Ils ont quitté l’Alsace en 1871, ils reviennent « en visite » et ils ont l’air de touristes.
Le petit Marcel a 10 ans, il fêtera la Saint-Sylvestre avec des cousins qui ne parleront qu’en allemand… Un jour Marcel sera un grand écrivain et un spécialiste de musique classique, Schubert et Wagner. Il écrira sur les ballets à la Cour de Louis XIV ; son goût pour la littérature fantastique, Gérard de Nerval, lui apportera la notoriété, Grand prix de l’Académie française en 1996, et président du prix Médicis.
Auparavant, dans l’entre-deux-guerres, il avait été sympathisant des royalistes nationalistes de l’extrême-droite de l’Action française. Mais un demi-siècle plus tard, il est fier d’être un bon et vrai Européen et il se souvient de cette déambulation, enfant, à Strasbourg : « Une brume épaisse, opaque, presque étouffante, recouvrait la ville, si bien que malgré les réverbères éclairés et les vitrines des boutiques où les imprévoyants faisaient leurs derniers achats, on croyait entrer dans une cité de songes ». Le petit Marcel avait l’impression que les étages supérieurs des maisons se perdaient dans la nuit.
Toujours il se damnera à Strasbourg la nuit, confondant les bras de l’Ill et les canaux, voyant la cathédrale sur la place Broglie et l’Orangerie au diable vauvert. Il visitera Haguenau, Obernai, Colmar, toute l’Alsace, des villes suscitant de vagues terreurs et excitant sa curiosité. « Ce sont de vraies villes, mais comme des cachots d’air invisibles. » Il invite les Européens à arpenter tous ces quartiers en prenant soin de cultiver de belles superstitions, car il leur faudra être indulgents lorsqu’ils croiseront l’Homme sauvage qui vit dans ce labyrinthe creusé de rivières qui façonne l’Alsace.
Les Européens, Marcel Schneider, 1989 éd. Autrement.
Ambroise Perrin