Maxi Flash : De professeur d’histoire à romancière, on est toujours dans la transmission, est-ce quelque chose qui vous anime ?
Frédérique Neau-Dufour : J’aime beaucoup partager mes connaissances, j’ai apprécié de recevoir les savoirs d’autres personnes, instituteurs, professeurs, mes parents, les guides dans les musées… Cela m’a beaucoup enrichie et mon désir était aussi de partager ça, dans un esprit fraternel, pas comme celui qui sait tout et domine la situation.
Vous avez occupé de nombreux postes de mémoire dans des musées et ministères, l’un vous a-t-il passionné plus que les autres ?
Oui, en 2010, j’ai été marquée par mon passage comme conseillère mémoire – un très beau titre – au secrétariat d’État aux anciens combattants. C’était d’abord une rencontre avec les centaines d’associations mémorielles qui portent des projets tous plus passionnants les uns que les autres ; et puis c’était aussi participer à la construction de la mémoire par l’État, voir comment il entretient le souvenir de ceux qui se sont sacrifiés, finance des lieux et organise des cérémonies. J’ai eu la chance d’être à ce poste au moment des célébrations du 70e anniversaire de l’appel du 18 juin, moi qui suis spécialiste de De Gaulle, c’était un moment tout à fait passionnant.
Pourquoi De Gaulle vous passionne-t-il en particulier ?
C’est le contraire d’Obélix, je ne suis pas tombée dans la marmite petite ! Je n’étais pas d’une famille de résistants ni de gaullistes, et c’est vraiment en entrant à la fondation Charles de Gaulle comme chercheur en 1998 que j’ai découvert le personnage. Il a cette grande connaissance de l’histoire, de la géographie, de la littérature et c’est assez exceptionnel de voir un homme politique avec un soubassement aussi riche, une capacité à envisager à la fois le passé et l’avenir.
À quel moment est né votre penchant pour l’histoire ?
C’est une culture familiale, on passait beaucoup de temps à parler du passé et visiter églises et musées, mais c’était aussi une façon indirecte de faire de la littérature. Je voulais écrire des romans depuis que je suis toute petite et je n’osais pas, alors l’histoire c’est une manière d’écrire, mais sans cette espèce de pression qu’a l’auteur de romans qui est totalement libre d’inventer. C’est terrible d’être libre d’inventer, non ? Avec l’histoire au moins, on a des choses qui nous tiennent et nous donnent des sources, des réalités sur lesquelles on peut s’appuyer.
Quel était votre objectif avec ce roman ? Vous avertissez au début qu’il y a une part de réel et une part de fiction, comment l’avez-vous construit ?
Le roman, c’est un moyen extrêmement efficace de transmettre l’histoire à des gens qui n’ont pas forcément envie d’ouvrir un essai historique sérieux, et j’avoue que c’est mon cas. On apprend sans le remarquer, on est imbibé par une époque, une ambiance, des personnages, on comprend de façon émotionnelle ce qui s’est passé. Pareil pour les films. C’est un savant mélange : j’ai pris les faits qui m’avaient marquée, soit parce qu’ils étaient beaux comme l’histoire de Gretel, soit parce qu’ils étaient terribles comme tout ce qu’ont fait les nazis. Et tout ça, je l’ai utilisé comme des pierres au sein du ciment de mon imagination.
Vous êtes restée huit ans à la direction du Struthof, vous vous êtes totalement imprégnée du lieu…
Le fait de rester aussi longtemps dans ce lieu mortifère, c’était finalement une expérience assez éprouvante, même si je l’ai bien vécue. Je suis partie avec un bagage assez lourd, des témoignages, des vécus, qui continuent à me terroriser sur ce qu’est capable de faire l’être humain, et j’ai eu besoin de m’en débarrasser d’une certaine façon par l’écriture. Ma fin de poste de directrice appartient à 2018, mon année noire. C’est dans la cadre des violences que j’ai subies au sein de ma famille que j’ai dû quitter mon poste, ce qui n’était pas forcément ma volonté.
Vous faites un parallèle entre les violences intra-familiales et les nazis ?
Je pense que lorsque j’ai écrit ce roman et notamment la partie très violente sur le nazisme, j’étais au milieu de la crise de violence qui m’a jetée à terre. C’était une manière pour moi de résister que d’essayer d’exprimer ce qu’a été la violence subie par des déportés. Alors évidemment, on va dire faire le parallèle, c’est scandaleux, eux sont morts, ont été affamés… Évidemment. Mais je pense que ce que subissent les femmes victimes de violences, c’est aussi une tentative de destruction de l’être humain, c’est comme ça que je l’ai ressenti, ça plonge aux mêmes racines.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je coordonne les projets du côté français pour l’événement franco-luxembourgeois Capitale européenne de la culture Esch 2022, il reste quelques actions qui valent le détour, à consulter sur le site internet. Je préside aussi le conseil scientifique qui s’occupe du projet de monument à la mémoire des Alsaciens et Mosellans tués ou disparus pendant la Seconde Guerre mondiale et qui sera présenté à Schirmeck en 2024. C’est passionnant. Et je travaille sur un essai historique sur l’épuration au camp du Struthof… Décidément, je vais finir par en sortir ! Quand les nazis partent en novembre 1944, l’État français va mettre en place un camp d’internement pour les Alsaciens soupçonnés d’avoir collaboré et pour les Allemands encore en nombre dans la région, jusqu’en novembre 1945. J’ai 400 cartons d’archives à éplucher.
Extrait
« La montagne réclamait chaque jour un lot supplémentaire de victimes pour puiser son granit, orner son flanc de routes et de baraques, gratter son sol, arracher ses mauvaises herbes, bâtir nuit après nuit sa réputation de mangeuse d’hommes. »