Henri Rünneburger, pour laisser une trace

Après plus de trente années de travail et de compilation, Henri Rünneberger, linguiste alsacien expatrié dans le sud de la France, a sorti son dictionnaire alsacien/français. L’ouvrage, qui est constitué de trois tomes, compte plus de 2 500 pages et 100 000 entrées. Avec ce dictionnaire, le travail d’une vie, Henri a pour objectif de laisser une trace de l’alsacien dans l’histoire.

0
607
Henri Runneburger. / ©Dr
Henri, l’Alsace est votre région de naissance, mais vous n’y avez pas vécu longtemps. Comment vous êtes-vous retrouvé dans le sud ?

Henri Rünneburger : Après le service militaire, j’ai rencontré une Provençale et je me suis marié en 1957, puis je suis resté dans sa région. J’ai commencé par vendre divers électroménagers à Avignon. Lorsque j’allais sur le terrain au contact des clients, je tombais sur des gens qui parlaient le provençal. À cette époque, il était courant de dire que ce dialecte empêchait les jeunes enfants de parler un bon français. Mais ce n’était pas le cas, je l’ai constaté quelque temps après. Là-bas, j’en ai profité pour passer le baccalauréat, ce que j’avais refusé de faire lorsque j’étais en âge de le faire, parce que je souhaitais devenir professeur de sport. Des problèmes de cœur m’ont empêché de le devenir, mais l’envie de devenir instituteur était toujours présente.

En 1959, vous vous êtes lancé dans des études d’allemand. Quel était votre objectif ?

Henri Rünneburger : Effectivement. Après le baccalauréat, je suis devenu instituteur provisoire, alors que je suivais des études d’allemand. Une fois licencié, j’ai continué à m’exercer, notamment dans la phonétique et la phonologie. Quelque temps après, j’ai fini par être recruté dans l’enseignement supérieur à la faculté d’Aix-en-Provence. J’ai enseigné l’allemand jusqu’en 1996. À cette époque, mes étudiants partaient à la rencontre des Allemands, directement chez eux. Là-bas, les gens avaient tendance à parler des dialectes alémaniques. Je devais les préparer à ça. De plus, je suis allé enseigner à Berne, en Suisse. Là-bas, beaucoup d’étudiants venaient de coins où l’on parlait l’alémanique. Ainsi, j’ai dû permettre à ces jeunes, futurs orthophonistes, à se débrouiller dans l’alémanique suisse. C’est ce que je leur ai enseigné lors de ma dernière année là-bas. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser à une de mes propres langues maternelles, l’alémanique alsacien, notamment le parler de Benfeld. C’est à cette époque que j’ai sorti un premier ouvrage consacré à la grammaire de l’alsacien. D’ailleurs, il vient d’être réédité par la même maison d’édition que le dictionnaire.

Le dictionnaire alsacien français, en trois tomes. / ©Dr
En 1983, vous avez commencé à travailler sur ce qui deviendra votre dictionnaire !

Henri Rünneburger : À cette époque, vivant en Provence, je ne parlais plus l’alsacien tous les jours. Je ne le parlais qu’avec des amis que je voyais une fois par mois. J’ai commencé à me rendre à la Bibliothèque nationale de Paris, mais aussi à Versailles, où il y avait dans le temps un fonds de tous les journaux français. C’est ainsi que je suis tombé sur un titre de Benfeld datant des années 1920, grâce auquel j’ai commencé à travailler sur mon parler natal. Très vite, je suis aussi allé me documenter à la Bibliothèque nationale et universitaire (BNU) de Strasbourg, en consultant notamment des œuvres romanesques, poétiques et théâtrales alsaciennes. Sur une journée, un Alsacien a tendance à utiliser entre 1 500 et 1 800 mots, mais surtout des termes courants. En dehors de ça, il y en a beaucoup qui ne sont pas employés par le commun des mortels, mais uniquement par des spécialistes d’un métier, par exemple. Pour autant, ce n’est pas parce qu’un mot est très peu utilisé qu’il faut le laisser sur la touche. Il a sa place dans le dictionnaire. Je m’appuyais aussi sur les connaissances de locaux et d’amis, sur les conversations quotidiennes, mais aussi des enregistrements. Il faut bien avoir à l’esprit qu’il y a des mots qui sont utilisés dans un village, mais pas chez le voisin. Il y a des différences au sein du même dialecte. J’essaie d’en tenir compte dans le dictionnaire. Ce travail de recherche et de compilation m’a passionné.

Quel était votre objectif en réalisant ce dictionnaire ?

Henri Rünneburger : Je souhaite laisser une trace de notre langue. Je pense toujours que son emploi va disparaître, malgré les efforts qui sont faits. Je suis toujours pessimiste. Quand je vendais des machines à coudre, énormément de monde parlait le provençal, ce qui n’était plus le cas vingt-cinq ans après. Aujourd’hui, quand vous prenez le tram à Strasbourg, l’alsacien a disparu. Dans le temps, nous n’entendions que ça. Les derniers qui le parlent, ce sont les cheveux gris, comme moi. L’Alsace va suivre le modèle de la Provence. S’il n’est pas encore amené à disparaître, il subit une influence importante du français et de l’allemand. Il évolue encore à l’heure actuelle. De plus en plus de gens parlent le français – ce qui n’était pas le cas il y a quelques décennies – donc ils ont tendance à en emprunter plus de mots et d’expressions qu’auparavant. C’est souvent que des gens parlent alsacien et intègrent des mots français en plein milieu de la phrase. Concernant l’allemand, beaucoup écoutent la radio ou vont travailler de l’autre côté du Rhin, donc leur dialecte peut aussi être impacté par l’allemand.

Le dictionnaire a été édité chez un éditeur allemand. Pourquoi ce choix ?

Henri Rünneburger : Les éditeurs alsaciens ne voulaient rien savoir de mon dictionnaire. Certains n’ont même jamais pris la peine de répondre. C’est pour cela que je me suis tourné vers un éditeur allemand, Baar-Verlag, spécialisé dans ce type d’ouvrages.

En 2022, vous avez été lauréat d’un Bretzel d’Or dans la catégorie « linguiste », une distinction créée en 1976 par Germain Muller. Qu’est-ce que ça représente pour vous ?

Henri Rünneburger : C’est une belle reconnaissance. Mon objectif a toujours été d’être au service de notre dialecte. Je voulais en laisser une trace. J’ai fait ce que j’ai pu, nous avons fait ce que nous avons pu. Malheureusement, une bonne partie a déjà disparu.