Le canard dans la mémoire populaire

C’est beau un canard. Le palmipède fait sourire avec son air bonnard. Il est la mascotte de ce journal, mais il est aussi présent dans la mémoire populaire d’Alsace, qu’il soit sauvage ou domestique.

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Le canard sauvage est doté de plumes aux couleurs somptueuses. / ©ravishekharsingh

Alors qu’en français on distingue aisément le mâle de la femelle avec les mots canard et cane, le mot alsacien est uniquement féminin! On désigne le canard par d Ent, prononcé de façon rurale d Ant (en allemand : die Ente). Pour distinguer le mâle de la femelle, on peut ajouter Wiwel (femelle) ou Mannel (mâle).

J’admire les canards lorsque je longe l’Ill, notamment les mâles aux couleurs rutilantes. Le canard sauvage, nommé Stockent dans ma langue maternelle, est somptueux. Le colvert mâle affiche des plumes aux teintes presque irréelles : vert satiné, bleu de nuit soyeux, violet profond sous les ailes. La femelle est discrète pour assurer la survie de l’espèce : lorsqu’elle couve ses œufs, elle se camoufle aisément avec ses teintes qui déclinent le brun et le beige. Le canard sauvage, chassé dans le Ried et la plaine, est apprécié pour sa chair délicate. Les canards domestiques sont élevés pour leur chair. Ils donnent d’excellents foie gras, terrines, pâtés et ballotines.

Je me souviens des canards que nous élevions dans mon enfance : des canards de Barbarie, aussi nommés canards musqués. On les appelle Stùmmante en alsacien, c’est-à-dire canards muets, car ils ont du mal à émettre un son. Ces canards noirs et blancs ont autour de leur bec des excroissances rouges qui leur donnent un air ahuri. Mais ils faisaient partie du paysage de la basse-cour. Et ils nous régalaient. On dit que rien ne peut dépasser la viande de canard de Barbarie : es gìbt nix ewer e Stummant !
Dans les Vosges du Nord, autour de Dossenheim, Offwiller et Weinbourg, le canard se prépare souvent farci de châtaignes, notamment lors des repas de messti. Il est un mets de choix qui se marie avec purées, navets, chou rouge ou blanc, ou avec la saveur de l’orange.

Le canard de Barbarie, aussi nommé canard musqué, est le canard domestiqué des fermes qui a la réputation d’être rustique. En alsacien, on l’appelle Stùmmant, canard muet, car il n’émet pas de son./ ©chloechristinemarketing

Les expressions liées au canard

  • De quelqu’un qui a une démarche vaguement claudicante, on dira : er watschelt do har wie e Ant (il se dandine comme un canard).
  • Des canards qui montrent une extrême agilité à plonger, on dira que ce sont des Düchantele, (de l’allemand Tauchente, -tauchen signifiant plonger).
  • À une jeune fille vive, active qui se plonge dans son travail, on dira : Du bìsch ‘s reinschte Düchantele (tu es leste comme un caneton plongeur).
  • D’un homme imbu de lui, on dira (avec ironie) : Er het e Gràttel wie e Stàll voll Ante. (Il est orgueilleux comme une basse-cour remplie de canards).
  • D’une personne qui parle beaucoup, on dira que sa bouche fonctionne aussi lestement qu’une queue de canard : Sin Mül geht wie e Antewàddel
  • Et la mémoire populaire n’a pas oublié que l’ennemi juré du canard est le renard : Wenn de Fùchs predigt, soll m’r d’Ante ìnsperre (Lorsque vous voyez le renard prêcher, enfermez vite vos canards.)
  • Il y a l’expression française «faire un canard» pour évoquer ce morceau de sucre brièvement trempé dans un liquide, de manière à ce qu’il s’en imprègne, mais n’y fonde pas. Pour traduire l’expression en alsacien, impossible de faire référence au canard. Il faut utiliser une phrase plus longue : e Stìckel Zùcker ìn de Schnàps dùnke (tremper un morceau de sucre dans le schnaps).
  • «Faire un canard» pour signifier que l’on a la voix qui déraille lors d’un chant se dira simplement fàlsch sìnge (chanter faux).
  • Et puis il y a le «canard» quotidien dans lequel nous plongeons le regard le matin au petit-déjeuner, il y a le canard qui paraît le mercredi et qui se dit « enchaîné » et il y a le canard que vous avez à l’instant sous les yeux et qui est principalement posé dans votre boîte aux lettres. Ce canard, dans le sens journal, se dit Zittùng.

Dans le domaine de la chanson, il fera bon réécouter Georges Brassens dans La cane de Jeanne :

La pauvre est morte sur son œuf
et sur son costume tout neuf,
sans laisser de veuf.
Au gui l’an neuf.
Morbleu.

Et pour finir : ne pas oublier l’essentiel, le canard exprimé en terme affectueux ou amoureux. Inutile de chercher à traduire «mon canard» en alsacien, car vous vous rétamerez. Aucun homme, aucune femme n’aimera être qualifié de Ent ou Ant. Optez plutôt pour Schàtz (trésor) ou Schàtzel (petit trésor). Ou puisez dans la masse de Schmüswertle (mots doux) dont dispose la langue maternelle, et qu’il faudrait activer pour qu’ils continuent à se transmettre par l’oralité. J’en connais un rayon. Mais l’espace accordé dans ce « canard » étant atteint, cela pourrait faire l’objet d’une prochaine chronique.