Du plus loin de l’oubli, Éric et Mariano à Wissembourg

Notre chroniqueur Ambroise Perrin nous propose pour cette rentrée une série qu'il intitule « Ce jour-là (en Alsace !) j'étais là... ». Chaque semaine une intrépide plongée littéraire dans des textes qui jalonnent l'identité de notre région. Cela commence toujours par une date précise pour raconter, avec un peu de dérision, une petite histoire. La littérature ayant le privilège de ne pas vérifier si tout est vrai, il reste l'essentiel, amuser les lecteurs de Maxi Flash.

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Le 12 septembre 1983 tombait sur un lundi, mon premier jour au lycée Stanislas. J’ai adoré être pion à Wissembourg, personne ne voulait aller dans ce trou perdu, pour être S.E., surveillant d’externat ou M.I., maître d’internat, avec des gamins qui venaient des patelins des environs, de petits arrogants mioches de prospères agriculteurs qui travaillaient aussi en Allemagne pour les bons salaires. Une histoire glauque circulait dans les couloirs du bahut, un gamin de 3e s’était laissé mourir, ou presque, auprès de son père, qui était flic, et qui s’était tiré une balle dans la bouche, un an après que sa femme l’avait eu quitté.

Quels souvenirs garde-t-on d’une telle tristesse lorsque les grandes vacances sont passées et que l’on a revu 100 fois le match de Yannick Noah à Roland-Garros, sur une cassette VHS déjà complètement usée ? Patrick Modiano venait de publier De si braves garçons et les lycéens de Wissembourg semblaient aussi se noyer dans la quête de leur jeunesse perdue. Le garçon se nommait Mariano Pfeiffer et ses copains Laurent Muller et Philippe Schneider. Les trois lascars étaient bien innocents, leur délinquance consistait à se baigner tout nu à minuit à la piscine municipale pour narguer les gendarmes que les voisins avaient appelés, nostalgiques des temps où la délation était une vertu. Mais peut-être ne savait-on pas tout.

Qui était ce Mariano-Modiano, petit confetti qui restait au fond du paquet quand la fête était finie ? Au lycée, personne ne comprenait pourquoi l’on pouvait s’intéresser à un gamin qui détestait la palette à la diable à la cantine et qui jouait au foot comme ratisseur de ballon. À la fête de fin d’année, il avait chanté Petit Papa Noël de Tino Rossi, on s’était moqué de lui, peut-être qu’il était dyslexique, à l’époque il fallait aimer Jacques Dutronc et ses cactus. Son père avait une Panhard pour aller au commissariat à Haguenau. Il picolait comme un trou. J’ai enquêté, comme dans un Agatha Christie, sa grand-mère Henriette habitait Seebach ou Schleithal, elle ne voulait rien raconter, sauf qu’il était plutôt rêveur, et parfois coléreux, et qu’il avait lancé une voiture métallique à la figure d’une petite fille voisine.

En salle de profs, la prof de français, Juliette, m’a dit qu’elle se souvenait de lui, mais qu’elle ne savait plus pour quel détail. C’était bien peu d’indices pour s’intéresser à cet élève disparu, je me voyais archéologue de la mémoire, cherchant des documents insignifiants pour leur donner du sens dans cette quête de quelqu’un qui peut-être n’avait pas vraiment existé et dont les absences dans la mémoire du lycée pouvaient simplement faire le thème d’un roman.

Tomber. Éric Genetet, 2016, Héloïse d’Ormesson.

Ambroise Perrin