Être un Alsacien libéré, ce n’est pas si facile…

Notre chroniqueur Ambroise Perrin nous propose pour cette rentrée une série qu'il intitule « Ce jour-là (en Alsace !) j'étais là... ». Chaque semaine une intrépide plongée littéraire dans des textes qui jalonnent l'identité de notre région. Cela commence toujours par une date précise pour raconter, avec un peu de dérision, une petite histoire. La littérature ayant le privilège de ne pas vérifier si tout est vrai, il reste l'essentiel, amuser les lecteurs de Maxi Flash.

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Le 8 décembre 1990, le lendemain de la Saint Ambroise, je monte à Paris avec René Ehni, nous nous voyons souvent depuis le film D’Goda, il jouait le curé et moi je tenais la caméra. Ehni a rendez-vous avec son éditeur, Christian Bourgois, et nous roulons tranquillement dans une magnifique Cadillac-coupé-de-ville rouge aux sièges en cuir rose, une décapotable qui m’appartient, René me l’a offerte en échange de ses dettes, il n’arrête pas de me taper, il est perpétuellement fauché.

Nous sommes bien sûr en panne au bord de la nationale 4, à la sortie de Vitry-le-François, lorsque Michel Deutsch nous klaxonne, c’est lui ! Oui, il va aussi à Paris, montez ! Il vient de rédiger le premier chapitre de son nouveau livre, qui parle du désordre et du paradoxe de l’Alsace, les feuilles sont sur la banquette arrière de sa 4L. Sans vergogne, Ehni commence à lire et à vitupérer, des compliments qui frisent la jalousie, en français, et des invectives qui frisent aussi la jalousie, en alsacien. Nous savons qu’il n’est jamais content, c’est sa marque identitaire régionale. Il vaut mieux l’écouter que de le contredire. On dit parfois qu’il est plus simple d’accepter la vantardise de son génie que de lire ses livres. « Seule ma stature d’écrivain est en érection », radote-t-il.

Je suis une petite souris qui les observe. Les deux écrivains se détestent et s’adorent, comme Laurel et Hardy. Leur admiration mutuelle n’a qu’un seul terreau, leur amour de l’Alsace, et un seul engrais, leur déception de l’Alsace. Comme une agriculture bien partagée et une culture mal décomplexée qui leur font rédiger de belles considérations. Des pages qu’ils rassemblent en livres à succès.

En tant qu’écrivains alsaciens, ils considèrent que le français et l’allemand sont des langues parfaites. Et donc ils se sentent exclus, eux les Alsaciens, des langues qui appartiennent à d’autres. Trois secondes de silence. Puis, sentencieux, « les Alsaciens se doivent de chanter leur langue, peut-être est-ce pour cela qu’ils sont bons musiciens ! » Oui, si notre langue disparaît, on pourra toujours la chanter, s’accordent-ils et on s’arrête dans un café de village pour une bière. Tu vas voir ronchonne René Ehni, ils n’auront même pas de pression.

L’Alsace dans le désordre, Michel Deutsch, 1993, bf éditions.

Ambroise Perrin