Ce jour-là, j’étais là : La lutte des classes de Huguette Dreikaus

Notre chroniqueur Ambroise Perrin nous propose pour cette rentrée une série qu'il intitule « Ce jour-là (en Alsace !) j'étais là... ». Chaque semaine une intrépide plongée littéraire dans des textes qui jalonnent l'identité de notre région. Cela commence toujours par une date précise pour raconter, avec un peu de dérision, une petite histoire. La littérature ayant le privilège de ne pas vérifier si tout est vrai, il reste l'essentiel, amuser les lecteurs de Maxi Flash. 

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Le lundi 7 septembre 1959, Huguette Dreikaus, qui venait de fêter ses 10 ans le 26 août, rentre au Pensionnat sainte Philomène à Haguenau. J’avais un poste de maître auxiliaire en sciences naturelles, quelques heures en complément de surveillant d’externat au collège de Bischwiller, on disait pion. Maman aussi était professeur au Pensionnat. Le nouveau lycée spécialisé venait d’ouvrir et en ce jour de rentrée, les élèves allaient en procession admirer les vitraux que Tristan Ruhlmann avait créés pour la chapelle.

Je me souviens de Huguette parce qu’elle avait des notes éblouissantes et les meilleurs bulletins. Il y avait des filles de médecin dans sa classe « qui lui mangeaient dans la main ». Je suis grasse, disait-elle en riant, et mes vêtements, ce n’est pas du Cacharel, mais du rustique, « aver süüfer », mais propre. C’est son institutrice, Mlle Stephan, qui avait arraché à son père l’autorisation de l’inscrire dans cette institution privée qui coûtait 320 francs par trimestre, soit presque un salaire mensuel. Huguette a vite compris qu’il fallait dépasser la question de la vanité et se battre contre la « Ordnung », la morale familiale. Son père répétait, comme tout le monde, « qu’elle se marie, et fasse la cuisine ».

Huguette avait de façon innée une magnifique qualité, celle d’attirer ses copines autour d’elle, un empressement où le charisme et la séduction n’avaient rien à voir avec son aspect extérieur. Dans la cour de récréation, il était chic de parler français ; Huguette, qui parlait aussi très bien l’allemand, sortait de temps en temps, de façon spontanée, quelques mots en alsacien. Ce jour-là Sœur Anne-Antoinette n’a pas voulu la punir et donc lui a demandé d’écrire « en bon français » ce qu’elle venait de dire dans la cour de récréation. Cela m’a fait rire : « Quand les cigognes auront des dents, les kougelhopfs auront des
ailes ».

La Passion selon Huguette, La Nuée Bleue, 1999.

Ambroise Perrin