Le temps des cerises Kìrschezit

J’aime me souvenir de la cueillette des cerises. Elle nous occupait pendant une semaine. Il fallait réunir échelles, paniers, crochets, gaules et pique-nique, le tout encordé sur un chariot à main fabriqué par mon père, et partir dans les champs pour des journées entières.

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Un panier de cerises bientôt transformées en clafoutis. / ©S.Morgenthaler

’était juillet, le début des grandes vacances. La fenaison était faite, mais les champs soulevaient encore des odeurs de foin. La frondaison des arbres nous protégeait de la chaleur. Les cerisiers étaient des « hautes tiges », hochschtàmmigi Kìrschbääm comme on dit en alsacien. Ils étaient beaux, presque centenaires, si impressionnants dans le paysage. Mais pour y entrer, il fallait une longue échelle. La nôtre avait six mètres de long. Elle était en bois, fabriquée par un artisan de Reinhardsmunster dont c’était la spécialité. Elle était difficile et dangereuse à manipuler. Il fallait être à deux adultes pour la mettre debout et réussir à la placer contre le tronc sans qu’elle bascule.

Nous avions aussi une plus petite échelle sur laquelle nous grimpions ma sœur et moi, ainsi qu’une échelle double, pas très haute et qui avait l’avantage d’être télescopique. Y a-t-il plus bel endroit sur Terre que celui qui fait voir la vie depuis un cerisier ? Des oiseaux insolents fusaient en un vol rapide vers une cerise juteuse et la perçaient du bec.

Pour les cerises trop difficiles à atteindre, nous utilisions la gaule qui les faisait tomber au sol, sur de grandes toiles que nous avions pris soin d’étendre. Depuis le sol, j’aimais attraper d’un bond les ramures basses et saisir les bigarreaux, les cœurs de pigeon et les griottes aigrelettes à la couleur mercurochrome. Un cerisier donnait des guignes, cerises noires très sucrées à chair juteuse qui donnaient d’excellentes tartes, des clafoutis, sans oublier le mendiant, de Battelmànn, qui permet de faire un délicieux dessert en utilisant les restes de pain rassis.

Mes cerises préférées étaient des bigarreaux que nous nommions Kràchelskìrsche, craquantes, jaunes et rouges, qu’il fallait se dépêcher d’apprécier, car elles s’altéraient vite. Les cerises de table étaient cueillies avec la tige (sie sìn gebroche worre), ce qui permettait de les conserver plus longtemps. Les autres étaient cueillies sans tige (sie sìn gezopft worre) et étaient destinées à la mise en tonneau pour la distillation du kirsch.

Je garde un souvenir fort du repas de midi pris sous les arbres. Nous emmenions la miche de pain de Félix, le boulanger du village et une saucisse de viande entière, e ganzer Fleischwùrscht, ronde et rose, nouée par des ficelles à chaque extrémité. À l’aide de son canif, Papa coupait des tranches et des rondelles. La boisson était de « l’eau de café » (Kaffeewàsser), faite d’un peu de café dilué dans une grande quantité d’eau et légèrement sucrée. Cette boisson était désaltérante. Afin de la maintenir fraîche, je traversais la route et une prairie pour atteindre le ruisseau nommé Mosselbach, et poser dans l’eau fraîche la bouteille à fermeture métallique dotée d’une rondelle de caoutchouc orangée.

De l’eau de café dite Kaffeewàsser pour se désaltérer. / ©S.Morgenthaler

Il fallait peu boire, car mélanger cerises et eau faisait mauvais ménage, disaient les grands, et pouvait même nous mener à l’hôpital. Aussi, maman nous recommandait-elle de manger des feuilles d’oseille dont l’acidité tempérait la soif.

À la fin de la journée, nous étions fourbus. Nous cachions la grande échelle dans le fossé pour éviter d’avoir à la transporter à nouveau le lendemain matin. Nous remontions au village avec nos paniers remplis posés sur la carriole. Nous déposions les cerises chez Marguerite Kleinklaus dans d’énormes tonneaux : elle collectait les fruits pour le distillateur René Helfrich, le fabricant d’eaux-de-vie de Kirrwiller. J’avais oublié le nom de ce distillateur et c’est le fils de Marguerite, Georges Kleinklaus, devenu prêtre à Marienthal, qui me le rappela cinquante ans plus tard, peu de temps avant qu’il ne meure en 2016.

Sitôt rentrés, nous lavions à l’eau de javel nos mains bleutées. Maman disait : Es làngt fìr hit. Morje isch äu wìder e Dàà. (Ça suffit pour aujourd’hui. Demain il y aura un nouveau jour).

Le lendemain, la saynète se renouvelait à l’identique : avec les paniers, les échelles, l’eau de café, les mains collantes, les cerises. Il me faut encore ajouter l’alouette qui montait vers le ciel, autour de midi, en ligne droite, en poussant ses trilles qui me faisaient penser à des cris de joie.