Lilla Merabet : empreinte « digital »

Madame digitale de la Région Grand Est est historienne de formation. Née à Grenoble, arrivée en Alsace il y a 24 ans, elle a été directrice régionale de la Fondation de France jusqu’en 2015. Élue depuis 2010 à la Région, elle est aujourd’hui Vice-Présidente Compétitivité, Innovation et Numérique du Grand Est. Sa stratégie sur l’industrie du futur est dans le top 10 à la Commission européenne. Cela fait quelques bonnes raisons de la rencontrer.

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1992

Avant le confinement, vous avez été désigné femme politique la plus influente pour du numérique, c’est une fierté ?

Mon moteur est toujours cette utopie de changer le monde, parce que c’est ça l’objectif, si on arrive à changer le destin de quelques personnes autour de nous, alors tout change. Donc sur le digital, nous sommes en Europe la seule région qui a une stratégie européenne d’intelligence artificielle. Il y a quelque temps, j’adorais aller chez Alstom, car là-bas, vous avez le soudeur qui soulève son casque et qui passe sur sa tablette pour regarder si les réglages sont bons. Il est important de dire aux gens que le digital ne va pas détruire leur emploi, mais c’est l’outil qui va leur permettre de mieux travailler. 

Parlez-nous de vos origines !

Mes parents sont algériens. Ce sont des gens de la terre, nés dans des familles d’agriculteurs. Ils sont arrivés en France il y a plus de 50 ans. Mon père a travaillé dans le bâtiment, ma mère était femme au foyer. Le mystère c’est, comment fait-on pour vivre dans un pays, pour accompagner cinq enfants dans leur quotidien, pour les éduquer en étant analphabètes. Même si c’est une histoire assez classique d’immigrés, cela me trouble beaucoup. 

Cela vous a donné de la force ou cela vous a contrainte ?  

Je pense que c’est une contrainte qui m’a donné de la force. Mes parents n’étaient pas autonomes, mais c’était ma réalité, donc pas un sujet. Ma chance est d’avoir été très vite passionnée par les livres. En fait, je suis devenu écrivain familial à sept ou huit ans, cela vous fait grandir et découvrir le monde des contraintes. J’ai deux grands frères et deux petits frères, nous étions cinq enfants sur sept ans, il fallait que je trouve ma place dans un environnement « exigu ». Quand vous arrivez en France que vous êtes analphabète, votre destinée c’est d’être pauvre, on ne va pas se raconter d’histoire, même si cela fait quand même de vous des gens heureux, il y a des choses difficiles à vivre, les enfants en sortent un petit peu cabossés, mais ça rend combatif. Toute votre vie, vous n’oubliez pas d’où vous venez. Je me souviens d’une étude sociologique qui expliquait la reproduction sociale, mais j’ai refusé d’avoir la même vie que mes parents. Je voulais m’en sortir. Ma mère est née en 1948, son prénom est Houria, ça veut dire liberté. Si je suis ce que je suis, c’est parce que ma mère s’appelle liberté, il n’y a pas de hasard. J’ai voulu être libre du carcan de la ruralité, de toutes les projections statistiques et sociologiques. 

Et en voulant devenir tout cela, vous êtes dans la politique, c’est étrange non ?

J’ai dit que je n’étais pas une politique et je continue à le dire. Cela m’a valu quelques déboires, car j’ai refusé les codes ; on ne peut pas être sur un ring et vouloir jouer au tennis, donc je pense que j’ai commis de graves erreurs de ce point de vue. J’ai été élue en 2010 et, tout en m’investissant beaucoup, j’ai toujours continué à travailler. Donc, je ne cumule pas les mandats. C’est pour ça que vous ne m’avez jamais vu me présenter ailleurs. Je travaille à mi-temps pour la Fondation Force qui est dédiée à la santé, j’ai des responsabilités, je rends des comptes. En fait, j’associe souvent la liberté et l’indépendance, même si ce sont deux notions différentes.  

Propos recueillis par Eric Genetet