Prévert en alsacien – Pour faire le portrait d’un oiseau

Ce poème figure parmi mes préférés de Jacques Prévert. J’ai eu le plaisir de le traduire en 1999 pour mon recueil Prévert en alsacien, édité par La Nuée Bleue. J’ai de suite eu l’impression que Prévert applaudissait à l’idée de couler ses mots dans ma langue maternelle.

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Illustration pour la réimpression de 2016 du livre Prévert en alsacien (La Nuée Bleue) / ©lucille ulhrich

La rencontre avec Prévert fut assez tardive, même si dans ma tête trottaient depuis l’enfance quelques poèmes mis en chanson comme En sortant de l’école, Les enfants qui s’aiment. Ou même si des titres de films comme Les visiteurs du soir ou Les portes de la nuit s’étaient incrustés dans ma mémoire.

Prévert ne figurait pas au programme du bac, et je ne l’ai rencontré qu’à 20 ans, en feuilletant un peu au hasard dans une librairie le recueil La pluie et le beau temps avant de l’emporter en vacances. Je fus séduite par cette poésie débordante de vie, de rires et de grincements de dents. Poésie d’un abord si facile, simple et néanmoins subtile. J’aimais sa fraîcheur libertaire, ses mots qui savent être à la fois doux et assassins, drôles et féroces.

Né en 1900, mort en 1977, Prévert a traversé le siècle sans jamais se démoder : il fut déjà le poète du Front populaire, puis celui de l’après-guerre, il resta la référence de mai 68. Poète à la fois populaire et néanmoins méconnu, il reste d’une modernité étonnante, à défendre l’environnement, les exploités, à refuser les oppressions.

Il est auteur de milliers de textes de poésie et de prose, de pièces de théâtre, de scénarios et dialogues de films, de longs métrages comme de dessins animés. Sa poésie, simple d’apparence, est truffée de références culturelles. Elle est un joli mariage entre langue populaire et langue savante. Elle a subjugué Picasso comme Aragon : il fut leur ami, comme il fut celui de Max Ernst, René Char, Robert Desnos et Raymond Queneau.

Voici un des poèmes, en version alsacienne et dans la version originale française, de Jacques Prévert. Raymond Matzen, auteur de nombreux ouvrages, fut un partenaire précieux. Il m’a aidée à transposer cette poésie dans le parler strasbourgeois, non celui de la campagne (le mien). Car il voltige à l’évidence dans la poésie de Prévert de la gouaille citadine.


 

Fer’s Bild vu’me Vöjel ze mole

Jacques Prévert, traduit par Simone Morgenthaler et Raymond Matzen, extrait du recueil Prévert en alsacien (La Nuée Bleue).

Mol zeerscht e Käffi
mit eme offene Deerel,
mol denoh
ebbs Netts
ebbs Einfachs
ebbs Scheens
ebbs Nitzlichs…
fer de Vöjel.
Noh stell d’Dafel an e Baum
in e Garte
in e Wäldel
odder in e Wald
versteck dich hinterm Baum.
Mücks dich nitt
un riehr dich nitt…
Manichmol kommt de Vöjel ball
awwer es kann au langi Johre düüre
ebb ass er sich dezüe entscheide kann.
D’Hoffnung nitt ufgenn,
warte,
johrelang warte wenn’s müess sinn.
Ob de Vöjel schnell oder langsam kommt
hängt nitt mit’m Gerote von de Dafel z’samme.
Wenn de Vöjel kommt
-wenn er jo kommt-,
blib miislich still,
wart bis dass de Vöjel in de Käffi geht,
un wenn er drinne isch,
mach ‘s Deerel sachte mit’em Pensel züe.
Denoh,
wisch eins nooch em andere alli Gitterstäwle üs
un pass uf dass dü an ken Fedder vum Vöjel kommsch.
Mach noh ‘s Bild vum Baum
wähl fer de Vöjel
de scheenscht vun de Näscht üs,
mol au ’s griene Laub un d’Frische vum Wind,
de Staub vun de Sunn
un de Krach vum Vieh uf de Weid in de Summerhitz,
un wart noh bis dass de Vöjel endlich anfangt ze singe.
Wenn de Vöjel nitt singt
isch’s e schlechts Zeiche :
e Zeiche dass d’Dafel missrote isch
wenn er awwer singt isch ’s e güets Zeiche
‘s Zeiche dass dü unterschriiwe kannsch
Ropf denoh ganz sachte
im Vöjel e Fedder erüs
un setz i’me Eck vun de Dafel dine Namme drunter.


 

Pour faire le portrait d’un oiseau

Jacques Prévert,
Poésie extraite du recueil Paroles -1945.

Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d’utile
pour l’oiseau
Placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
Se cacher derrière l’arbre
sans rien dire
sans bouger…
Parfois l’oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau
Faire ensuite le portrait de l’arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l’oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
c’est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s’il chante c’est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l’oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.