Haguenau – 24 heures aux urgences, l’enfant malade de la santé publique

Mon frère avait 24 ans quand il a quitté ce monde, il était secouriste et étudiant en médecine, il a dédié un sacré bout de sa jeune vie à réformer et bouger les lignes de la santé publique. Je suis là, j’écris sur ce sujet-là, pour lui donner ma voix, la parole, et à nouveau la vie, pour lui rendre hommage, et pour Sylvain qui était son meilleur ami et qui l’a accompagné jusqu’à son dernier souffle. Sylvain le chef de service qui se donne tellement et qui a accepté de m’accueillir à l’hôpital de Haguenau pour ce reportage. 24 heures, avec une question qui m’obsède : pourquoi les urgences vont-elles si mal ?

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Tôt le matin. Le couloir est bondé de monde. Les patients sont comme empilés. Et d’autres cas arrivent encore. Il manque des médecins, ceux qui sont là sont partout en même temps. Vous en apercevez un, mais aussitôt il est parti, appelé ailleurs. De l’attente, trop longue pour ceux qui sont priés de patienter. J’entends des pleurs et des cris. Je m’approche d’un brancard. Une vieille dame en chemise de nuit, frêle, les jambes comme des brindilles, la peau laiteuse et transparente tente d’en descendre en roulant sur le côté. Ses yeux sont humides. Elle réclame son mari, décédé il y a des mois déjà, on m’a dit. L’évoquer la plonge dans le chagrin de sa solitude. Pleurer lui fait du bien, parler aussi. C’est déjà ça.

Des larmes qui coulent pour cette solitude de perdre sa santé ici dans ce couloir froid, vide ou trop plein de souffrances niées. Celles des patients comme celles des soignants, usés. On parle de maltraitance. On parle de temps qui manque pour soigner comme il le faudrait. Sombre, l’espace accordé à chaque patient est délimité par un rideau, fin, trop fin pour isoler la douleur de chacun. Les lits sont des brancards sur lesquels certains passeront des heures, une nuit, des jours entiers.

De la misère et de l’alcoolisme. Les problèmes sociaux flirtent avec la médecine. Pas le temps de comprendre pourquoi, que déjà le SMUR est appelé pour une intervention. Pas le temps de manger non plus, le chef de service avale debout et d’une seule traite son escalope en courant pour rejoindre le véhicule du SMUR qui nous propulse à vive allure pour traiter un arrêt cardiaque. Trois jours que le monsieur aurait dû appeler les secours. Les séquelles seront lourdes malgré la rapidité des soins prodigués. Gratifiant et frustrant. L’organisation est parfaitement rodée. Un travail d’équipe qui rappelle l’engagement aussi bien physique que mental de ces hommes et de ces femmes qui dédient leur vie à sauver celle des autres.

Retour de l’intervention à l’hôpital, en salle de déchocage, une femme tremble de peur. Je reste près d’elle pour lui tenir compagnie, je ne sais pas si je dois, mais ma présence apaise sa douleur et calme son cœur qui palpite trop vite. Le lien, les échanges humains sont de sacrés remèdes. Et c’est au son merveilleux de l’éclat de rire d’un enfant qui éclaire cet après-midi que mon cœur se serre en apprenant qu’ici une patiente, devant la porte, sur ce fameux brancard, a été retrouvée morte. Morte de trouille, de solitude peut-être. Faute de lits dans les hôpitaux, les urgences deviennent le lieu d’hospitalité et d’hostilité entre la vie qui reste et celle qui part, par défaut d’une prise en charge cohérente de l’ensemble du système de santé.

Fin de journée. Je suis assise à table, je mange un morceau. La base qui fait du bien. Ce pourrait être le cas pour le chef de service, sauf que Sylvain se nourrit accompagné de trois téléphones, un sur son plateau-repas, l’autre sous son nez et le dernier greffé sur son oreille. J’espère qu’il sait qu’il mange. À peine le temps de récupérer que le SMUR est appelé pour une nouvelle intervention. J’y vais aussi. La vitesse du véhicule tente de concurrencer celle de la lumière. Avec la présence des pompiers, c’est au total quatre véhicules de secours d’urgence qui sont présents pour venir en aide à un homme dont le cœur s’est arrêté. Chaque minute compte dans ce maillon d’êtres humains qui font le choix d’être en première ligne, de côtoyer la mort au quotidien, et qui tiennent la vie à bout de bras, souvent à bout de souffle.

Au moment où l’hôpital passe ses habits de nuit, quand l’atmosphère devient plus calme, plus profonde, presque plus chaleureuse, le chef de service se confie, comme s’il réclamait un remède, une médecine nouvelle, un nouveau visage, un nouveau paysage, un nouvel horizon. Les urgences c’est comme le gamin qui crie trop fort parce qu’il a mal depuis trop longtemps et que personne n’entend. Les urgences, c’est le cri, le coma, le symptôme aigu quasi mortel. Le remède serait de s’occuper de tout le système, l’ensemble de la santé publique, en commençant par l’individu, la prévention de sa santé, le médecin généraliste, puis les spécialistes. Je pense à mon fils, il a 20 ans, étudiant en médecine, vocation héréditaire. Je pense à Sylvain le jour de la disparition de mon frère, j’ai vu l’amour dans son regard ce jour-là. Aujourd’hui, et demain encore, les urgences hurlent et hurleront un besoin d’ouvrir les yeux sur leur réalité, pour prendre soin de chacun, pour le bien de tous. Pour que le jour se lève.

Valérie Marais